— Au fait, dit soudainement Louis, il y a eu de la visite ici hier ?
— Rien de grave, une amie de Lucien. On a descendu Clément à la cave. Elle ne l’a ni vu, ni entendu, sois tranquille.
Louis eut un geste impatient.
— Tâche de faire comprendre à Lucien, dit-il d’un ton rude, que ce n’est pas le moment de fixer des rendez-vous mondains à la baraque.
— C’est fait.
— Ce type va tous nous foutre dedans.
— Pense à autre chose, dit Marc, légèrement crispé.
Louis prit place de l’autre côté de la table, près de Clément, et réfléchit quelques minutes en silence, le menton posé sur ses poings.
— La femme de Nevers, dit-il, nous avance de trois cases. Par elle, on serre l’étau autour du vieux sculpteur, mais sans certitude, je te l’accorde. N’empêche qu’il est en plein dedans. Par elle encore, on voit que l’interprétation poétique de Lucien est définitivement foireuse. Les meurtres aux ciseaux ont commencé bien avant celui du square d’Aquitaine, probablement avec celui de la petite Claire de Nevers, et ont peut-être continué ailleurs pendant huit années, mettons en Australie.
— Mettons.
— Il faudrait donc ajouter des vers avant le premier vers du poème, et cela ne se peut pas.
— Non, reconnut Marc. Mais tu as dit que le type comptait ses victimes. Dans ce cas, pourquoi a-t-il parlé à Clément de la « première » et de la « deuxième » femme ?
Louis grimaça.
— Faut croire que ce sont les « premières femmes » que Clément devait pister, mais pas les premières de sa série criminelle.
— La série ne serait pas forcément « finie » ?
— Je ne sais plus, Marc, bon sang. Ce que je sais, c’est qu’on oublie El Desdichado et son soleil noir. La clef de la boîte est ailleurs. Enfin, troisième point : par l’ancien meurtre de Nevers, on a une chance de savoir à quoi ressemble vaguement le tueur. Au moins de savoir s’il peut s’agir de Clairmont ou du Sécateur.
— Tchik, dit Clément.
— Ou de la poupée de qui tu sais, ajouta Louis à voix basse. Ou encore d’un complet inconnu. Parce que le soir de l’assassinat de Claire Ottissier, le tueur a manqué se faire gauler par un voisin qui l’a talonné pendant un bon moment. Un « pâtissier courageux ». Tu liras l’article.
Marc siffla entre ses dents.
— Oui, dit Louis. Je repars à Nevers après le déjeuner. Si possible, accompagne-moi. Confie Clément au parrain et à Mathias, ça ira très bien à présent qu’ils collent des cailloux ensemble.
— Et mes ménages ? T’en fais quoi de mes ménages ?
— Décommande-toi. C’est l’affaire d’un jour ou deux.
— Ça ne fait pas responsable, bougonna Marc. Je viens à peine de trouver mes places. Pourquoi veux-tu que j’aille là-bas ? Tu peux très bien discuter sans moi avec le pâtissier courageux.
— Évidemment. Mais je ne saurais pas lui dessiner la tête de Clairmont ou du Sécateur, ou de qui tu sais. Toi oui.
— Tchik tchik, dit Clément.
— Oublie un peu ce Sécateur, veux-tu, Clément ? dit Louis en lui posant la main sur le bras.
Marc faisait la moue, indécis.
— Réfléchis, dit Louis en se levant. Je repasse vers deux heures. Le linge de M me Toussaint est peut-être moins urgent que le tueur.
Marc jeta un œil au panier.
— C’est le linge de M me Mallet, rectifia-t-il. Pourquoi les journaux de l’époque parlent-ils d’une « tueuse » ?
— Je ne sais pas. Ça m’inquiète aussi.
Le Sécateur était assis à l’ombre de sa cabane à outils. Avec une cuiller à soupe, il enfournait à grosses bouchées le contenu d’une gamelle. Louis le regarda bâfrer pendant quelques instants. Puis il vint s’adosser à un tronc d’arbre face à lui, et sortit un sandwich d’une pochette en papier. Les deux hommes mastiquèrent sans s’adresser la parole. Le cimetière était vide, silencieux, le roulement de la circulation lointain. Le Sécateur avait déplié sur sa sacoche une serviette propre et blanche aux angles en dentelle, sur laquelle il avait posé son pain et son couteau. Il essuya la sueur de son front, jeta un coup d’œil trouble à Louis puis reprit sa mastication, indifférent.
— Attention, la guêpe ! cria soudain Louis en tendant un bras.
Le Sécateur écarta vivement la cuiller de ses lèvres et la secoua dans l’air. L’insecte s’envola, tourna quelques instants autour des cheveux de l’homme et disparut.
— Merci, dit-il.
— Pas de quoi.
Le Sécateur enfourna une nouvelle cuillerée, pensif.
— Il y a un essaim dans le mur sud, dit-il. J’ai manqué me faire piquer trois fois hier.
— Faudrait prévenir les pompiers.
— Ouais.
Il racla sa gamelle bruyamment et la coinça entre ses genoux pour attraper son pain.
— C’est joli, ce napperon, dit Louis.
— Ouais.
— C’est fait main, on dirait.
— C’est ma mère qui l’a fabriqué, grogna le Sécateur en agitant son couteau. Faut en prendre soin, très soin. C’est un protège-fils.
— Un protège-fils ?
— T’es sourd ? Ma mère en a fabriqué pour tous ses enfants. Faut le laver tous les dimanches et le faire sécher propre, si tu veux que ça protège. Parce que, elle disait, ma mère, que si tu laves le napperon chaque dimanche, t’es bien obligé de savoir quel jour on est, et pour ça, faut pas trop picoler. Et t’es obligé de te lever pour le faire. Et t’es obligé d’avoir de l’eau chaude et du savon. Et pour avoir l’eau, faut un toit sur ta tête. Et le toit, faut que tu le payes. Ce qui fait que rien que pour garder le napperon propre, faut drôlement trimer, et tu pourras pas te croiser les pouces tous les jours que Dieu fait avec ton pinard, elle disait, ma mère. C’est pour ça que c’est un protège-fils. Ma mère, ajouta le Sécateur en se tapant sur le front avec le manche du couteau, elle prévoyait tout.
— Et les filles ? demanda Louis. Elle a fait des protège-filles ?
Le Sécateur haussa les épaules avec dédain.
— Les filles, ça picole pas pareil.
— Et tu laves tout ton linge tous les dimanches ?
— Le napperon, c’est suffisant pour tout protéger.
Louis chassa une nouvelle guêpe, termina son sandwich et débarrassa sa veste des miettes de pain. Il avait de la veine, le Sécateur. Lui, il n’avait de son père qu’une courtepointe en ciment pour le tenir au lit quand il avait trop bu.
— Je t’ai apporté un vin de chez toi. Du sancerre.
Le Sécateur lui jeta un œil soupçonneux.
— Je suppose que t’as pas amené que ça.
— Non, j’ai la photo d’une femme morte.
— Ça m’aurait étonné.
Le Sécateur se leva, rangea soigneusement son napperon blanc dans sa vieille sacoche sale, rinça sa gamelle dans la cabane et chargea un râteau sur son épaule.
— J’ai à faire, dit-il.
Louis lui tendit la bouteille. Le Sécateur la déboucha en silence et avala quelques longues gorgées. Puis il tendit la main et Louis lui passa la coupure du journal de Nevers, pliée à l’emplacement de la photo. L’homme l’examina quelques instants, et but une petite gorgée.
— Ouais, dit-il. Où est le traquenard ?
— Tu la connais ?
— Tu te doutes que oui. J’étais encore à Nevers quand elle est morte. Tous les Neversois la reconnaîtraient, on n’a vu qu’elle dans le journal pendant deux semaines. Tu collectionnes ?
— Je pense que c’est le tueur aux ciseaux qui l’a supprimée. Toi, par exemple.
— Va te faire voir. Il n’y avait pas que moi, à Nevers. L’idiot du village, il y était aussi.
— Mais lui, il n’a pas foncé à Paris deux semaines après ce meurtre. Comme toi, pas vrai ? Tu as eu peur ?
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