— Et alors ?
— Et qui s’appelle Gabriella Delorme. Gabriella Delorme. Et c’est la fille naturelle de Laura Valhubert, Laura Delorme, de son nom de jeune fille.
Ça ne se vit pas tellement, mais Valence accusa le coup. Ruggieri aperçut la pomme d’Adam monter et descendre sous la peau de son cou.
— Qu’est-ce que vous en dites ? sourit-il. Avez-vous envie d’une cigarette ?
— Oui. Continuez.
— Gabriella est donc simplement la fille de Laura Valhubert, et elle est née, de père inconnu, six ans avant le mariage de sa mère. J’ai vérifié tout ça à l’état civil. Laura Delorme a reconnu l’enfant, et elle l’a fait élever en maisons puis en pensions, plutôt aisées à vrai dire. Au moment de son départ pour Paris, Laura a confié la tutelle officieuse de la petite fille à un de ses amis prêtres qui a bien voulu l’aider.
— Prêtre devenu depuis Mgr Lorenzo Vitelli, j’imagine ?
— Touché. Nous avons rendez-vous avec lui au Vatican à cinq heures.
Dérouté par l’impassibilité butée de Valence, Ruggieri tournait dans la pièce à grands pas.
— En bref, continua-t-il, Laura Delorme a eu cet enfant illégitime très jeune. Elle l’a caché tant bien que mal pendant six années, et, à l’occasion de son mariage inespéré avec Henri Valhubert, elle a chargé son fidèle ami de la relayer. Il est évident que Valhubert aurait cassé le mariage s’il l’avait appris, c’est normal.
— Pourquoi normal ?
— Une fille qui accouche à dix-neuf ans d’un enfant sans père ne fait pas preuve d’un très haut degré de moralité, vous ne pensez pas ? Ce n’est pas bon signe pour l’avenir en tout cas. On hésite naturellement à l’épouser, surtout quand on occupe la situation sociale de Valhubert.
Valence pianotait lentement sur le bord de la table.
— D’autre part, reprit Ruggieri, ça donne beaucoup à penser sur l’idée que se fait Mgr Lorenzo Vitelli d’une conscience chrétienne. Protéger cette fille et son enfant, et l’aider à dissimuler, des années durant, la vérité au mari, soi-disant son ami, c’est tout de même un peu spécial pour un prêtre, non ?
— Lorenzo Vitelli ne donne pas l’impression d’être un prêtre ordinaire.
— C’est ce que je crains.
— C’est ce que j’apprécie, moi.
— Vraiment ?
Comme Valence ne répondait rien, Ruggieri retourna à son bureau pour tâcher de le regarder bien en face.
— Est-ce que vous voulez dire qu’à la place de l’évêque vous auriez fait pareil ?
— Ruggieri, essayez-vous de tester également ma santé morale, ou bien essayez-vous de résoudre cette affaire ?
Décidément non, on ne pouvait pas fixer ce foutu regard. Valence avait les lèvres serrées, et son visage était figé. Quand il levait rapidement ses yeux clairs, il n’y avait vraiment plus qu’à prendre la tangente. Que ce type aille se faire foutre. Ruggieri reprit donc ses tours à travers la pièce pour pouvoir continuer à parler.
— En réalité, toutes les données de l’enquête se trouvent changées. L’affaire du Michel-Ange volé pourrait bien n’être en effet qu’un prétexte couvrant une intrigue beaucoup plus compliquée. Et vous et votre ministre allez avoir du mal à écraser tout cela, croyez-moi. Car supposons que Claude Valhubert ait été au courant du secret de sa belle-mère, ce que je crois, il aurait pu supprimer son père pour protéger Laura, pour laquelle il a une adoration. Une adoration bien compréhensible, d’ailleurs. Gabriella aurait pu le faire également.
— Pour quoi faire ?
— Parce que, à la mort de son mari, Laura Valhubert, qui jusqu’ici ne possède aucun bien propre, hérite d’une fortune considérable. Il est clair que son beau-fils en bénéficiera, de même que sa fille qui pourra enfin sortir de l’ombre, sortir de sa cachette du Trastevere, sans crainte des représailles de son beau-père. Rendez-vous compte qu’Henri Valhubert formait un véritable couvercle sur son existence. Encore faudrait-il, bien sûr, qu’Henri Valhubert ait appris récemment l’existence de cette Gabriella, et que le reste de la famille l’ait su et se soit mis en état d’alerte. S’il avait décidé de divorcer à l’issue de cette découverte, c’en était fini de l’avenir tranquille pour Laura et Gabriella. Retour immédiat à la misère de la banlieue romaine. Mais il faudrait prouver qu’Henri Valhubert avait découvert ça.
— Je m’en occupe, dit Valence.
Ruggieri n’eut même pas le temps de lui tendre la main. La porte de son bureau se ferma violemment. Il décrocha le téléphone en soupirant et demanda à parler à son supérieur.
— Il y a quelque chose qui ne va pas avec le Français, dit-il.
Valence rentra rapidement à son hôtel et demanda qu’on lui serve son déjeuner dans sa chambre. Il avait mal aux mâchoires à force de tenir ses dents serrées les unes contre les autres. Il essayait de les libérer, en relâchant son menton, mais elles se resserraient toutes seules. Contrairement à ce qu’on croit, les maxillaires peuvent de temps à autre mener leur vie propre sans vous consulter, et cette insubordination n’a rien d’agréable. Comment Henri Valhubert aurait-il pu tout d’un coup découvrir l’existence de Gabriella ? La réponse n’était pas trop difficile à imaginer.
Assis sur le bord de son lit, il tira le téléphone jusqu’à ses pieds et trouva sans trop de mal le numéro d’appel de la secrétaire particulière d’Henri Valhubert. C’était une fille rapide, elle comprit ce que cherchait Valence. Elle dit qu’elle rappellerait dès qu’elle aurait les renseignements. Il repoussa du pied le téléphone. Dans une heure, ou deux peut-être, il aurait la réponse. Et si c’était comme il croyait, ça n’allait être agréable pour personne. Il passa ses doigts dans ses cheveux et laissa sa tête reposer sur ses mains. Accepter cette mission avait bien été une erreur, parce que, à présent, il n’avait pas envie d’étouffer cette affaire, bien au contraire. Il était pris d’un besoin de savoir qui le crispait d’impatience. Il n’avait pas envie de glisser furtivement la vérité qu’il pressentait entre les mains d’Édouard Valhubert. Il avait à l’inverse l’envie de dire ce qu’il savait, partout et en criant, de talonner cette enquête jusqu’au bout et de lui faire vomir ses turpitudes, avec du bruit très tragique, et avec des larmes bien trempées, et avec des viscères. C’était comme ça. Qu’est-ce qu’il avait qui n’allait pas ? Il se sentait violent et massacrant, et cela l’inquiétait. Ce désir de drame n’était pas dans ses habitudes, et son propre frémissement, mal contrôlé, l’exténuait. Il pouvait toujours essayer d’avaler quelque chose et de dormir avant de rejoindre Ruggieri au Vatican. Il aurait volontiers massacré Ruggieri.
L’évêque Lorenzo Vitelli regardait alternativement les visages de Ruggieri et de Valence qui s’étaient assis en face de lui. Ces deux-là n’allaient pas bien ensemble. La détermination trop sévère de Valence, l’aisance trop légère de Ruggieri, ni l’une ni l’autre ne devaient faciliter les choses entre ces deux hommes. En attendant, ils avaient l’air d’espérer quelque chose de lui.
— Si c’est pour la liste des lecteurs réguliers, commença Vitelli, je n’ai pas encore eu le temps de l’établir. J’ai une visite officielle sur les bras, tout le protocole à mettre en place, ça ne me laisse pas beaucoup de liberté pour votre enquête.
— Quelle liste ? demanda Ruggieri.
— Les habitués des archives, dit Valence.
— Ah, oui. On verra ça plus tard. Il s’agit d’autre chose aujourd’hui.
L’évêque se plaça d’instinct sur la défensive. Ce policier adoptait des allures conquérantes qui ne lui plaisaient pas, avec on ne sait quelle bonne conscience diffuse dont il n’espérait rien de bon.
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