— As-tu jamais entendu parler de ces jeunes filles immolées en hommage aux dieux, dans les civilisations très anciennes ?
La jeune femme écarquilla ses yeux noirs, ne voyant pas très bien où il voulait en venir.
— Cécile a été offerte à un dieu contemporain qui n’a pas de nom, continua Escoffier. La société fabrique ses bourreaux et ses victimes selon une logique implacable.
Elle ne suivait pas le raisonnement de son collègue mais le laissait parler pour qu’il vide son sac. Une question germa dans son esprit :
— Quand tu es arrivé à la brigade, Damien, n’y a-t-il eu personne pour faire le lien entre toi et cette horrible affaire ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Personne ne m’en a jamais rien dit. Après deux ans à la PJ, j’ai fait un stage ici, puis on m’a proposé d’intégrer la brigade. Si quelqu’un a fait le rapprochement, il n’aura pas jugé utile de m’en parler, et franchement, je m’en fous.
Bérangère sentait qu’il fallait revenir sur les faits récents pour diluer l’angoisse. Elle eut un peu le sentiment de se raccrocher aux branches en disant :
— Et tu penses que le mode opératoire ressemble à celui du crime perpétré sur le SDF, la nuit dernière ?
— Tu as vu le dessin comme moi. Ce n’est pas un hasard. Qu’on ne me dise pas qu’il s’agit d’un dessin de gamin ! Le tueur de Cécile a laissé une esquisse de ce genre près de toutes ses victimes. Il la dessinait au feutre sur le mur de leurs chambres. Je n’ai jamais pu oublier ce dessin, Bérangère. Il m’obsède. Ce n’est pas tout : le SDF, porte de Clignancourt, avait les veines tranchées, exactement comme Cécile.
Bérangère était saisie par les propos de son collègue. Elle devinait le travail surhumain que Damien avait effectué sur lui-même au cours des dernières années. En dépit de ses efforts pour maîtriser l’immense émotion qui le traversait, le corps du capitaine était secoué par des tremblements intermittents.
— Selon toi, ce croquis, c’est une signature en quelque sorte ? demanda-t-elle.
— Quelque chose comme ça, oui. Ça fait toujours rire les flics, les histoires de signature chez les criminels. Le commissaire Ughetti prétend que les tueurs de l’Hexagone n’ont pas assez d’imagination pour s’entourer de rites de ce genre. Je pense qu’il a tort.
— Quelle est la signification de ce croquis ?
— Olivier Martin n’a fourni aucun détail quant à sa signification. Au cours des interrogatoires, il a raconté qu’en tuant des jeunes filles innocentes il espérait devenir riche et puissant. Un féticheur consulté lui avait prédit la richesse s’il lui rapportait le sang de trois jeunes femmes. L’histoire ne dit pas si le sorcier avait précisé assassinées ou non, mais Martin l’a interprété de cette manière en tout cas. Pour signer ses crimes, il a choisi ce symbole mais nous n’avons jamais su ce qu’il signifiait exactement. Martin entrait dans le cadre du tueur en série, après avoir commis trois crimes. Il n’a manifesté aucun remords, aucune pitié envers ses victimes ou leurs proches. Je me souviens que, pendant le procès, les journalistes en avaient fait involontairement une sorte de héros à force de le montrer en première page, il se pavanait devant les caméras. La violence extrême fascine, c’est écœurant mais c’est ainsi. J’ai connu l’envers du décor, celui des proches d’une victime, un enfer, tu peux me croire. Depuis, le visage de cet homme est devenu, à mon corps défendant, celui du Mal absolu, je ne parviens pas à me défaire de cette obsession.
Puis, se parlant à lui-même :
— L’homme tue ! Pour survivre, par férocité, folie, vengeance, ou par accident, invariablement, il tue ! Il aime, il chante, il rit, il invente, il crée, il construit, il espère aussi, mais à chaque instant, il tue !
Une évidence se fraya un chemin dans le cerveau du lieutenant Fernandez : la vocation de Damien était née un soir de janvier, à la descente du train qui le ramenait vers Paris. Vers Cécile. De manière consciente ou non, il avait embrassé cette carrière pour régler ses comptes avec le Mal et venger la mémoire d’une jeune fille. Bérangère comprenait à présent pourquoi il affichait toujours cet air un peu décalé. Leurs collègues prenaient son attitude pour de l’arrogance, mais Escoffier n’avait rien d’un poseur, cet homme encore jeune, meurtri, ne pouvait avoir qu’un regard différent sur la vie, un regard qu’il ne pouvait partager avec personne. Il lut dans les pensées de la jeune femme et lui sourit.
— Maintenant, si l’envie te prenait de me demander si ces événements ont précipité ma vocation, la réponse serait positive, dit-il. Je ne serais jamais devenu flic sans cette histoire. Quand j’étais plus jeune, je rêvais de devenir avocat.
— Mais, je ne t’ai rien demandé, Damien.
— C’est juste au cas où.
Bérangère lui rendit son sourire et alla chercher deux cafés supplémentaires à la machine. En revenant sur ses pas, elle demanda :
— Qu’est devenue Marinne ?
Escoffier respira profondément avant de répondre.
— Marinne est partie pour la Chine tout de suite après l’enquête, prétextant qu’elle voulait apprendre le chinois sur place. Au fond, elle fuyait. J’espérais que cette lubie lui passerait rapidement mais elle n’a réapparu que cinq ans plus tard, sans crier gare, pour s’installer à Belleville, et peindre. Dans la banlieue de Pékin, elle avait suivi les cours d’un maître de peinture, un vieux calligraphe. Elle travaille à présent dans un atelier d’arts plastiques de Ménilmontant, elle peint et rédige des livres sur la calligraphie et l’enseignement qu’elle a reçu auprès du Chinois. Je dois dire que ses livres sur la peinture chinoise se sont bien vendus au cours de la dernière expo du Grand Palais.
— Ta sœur est certainement une femme passionnante.
— Très secrète, Marinne ne se confie jamais. Elle évite toute conversation susceptible de raviver les souvenirs, se débrouille toujours pour parler de choses anodines en éludant une partie de son existence. Ma sœur excelle dans ce genre, conclut amèrement Escoffier.
Ils se dirigèrent vers le bureau où les photos du dessin étaient éparpillées sous la lumière crue d’une lampe halogène. En se penchant de nouveau au-dessus, leurs bras se frôlèrent. Escoffier sentit le corps de la jeune femme se raidir puis se détendre.
— Que comptes-tu faire avec ce dessin ? interrogea-t-elle.
— Je vais demander à Ughetti de me confier le dossier du SDF : j’aimerais comprendre ce que ce dessin faisait à côté du cadavre.
— Tu lui parleras de l’affaire Laffon ?
— Pas dans l’immédiat.
Escoffier observa le lieutenant Fernandez. Sa coiffure en boucles brunes légèrement chiffonnées lui donnait un air ingénu. Il songea qu’il n’avait jamais pris le temps de s’attarder sur le visage de cette femme qu’il connaissait depuis quatre ans. Cette conversation les avait intimement rapprochés, Escoffier se sentait troublé, il avait l’impression de découvrir Bérangère et en éprouva une joie qu’il trouva délicieuse. Il réalisa qu’il ne savait pas grand-chose d’elle, sinon qu’elle était petite-fille d’immigrés espagnols, célibataire et excellente professionnelle. Il ne tombait pas facilement amoureux et refoulait systématiquement toute attirance envers une collègue : ce qu’il ressentait en cet instant le dérouta un peu. Bérangère était certainement moins belle qu’Euranie Frossard mais son charme était tel qu’on avait l’impression d’entendre une petite musique en sa présence, un impromptu de Schubert ou un lied de Strauss, tandis qu’on croyait percevoir les notes d’une symphonie héroïque, au contact de la commissaire.
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