Georges-Jean Arnaud - Bunker Parano

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— Vous disposerez de l'appartement des Sanchez. D'abord pas de réaction puis, malgré les trois cognacs préventifs, elle avait pigé :
— Les suicidés ?
— Les scellés sont levés… Il y a un très joli appartement, vous verrez… Confortable malgré le coin. Ils avaient mis de l'argent dedans… Les idiots… On aurait pu s'arranger, prendre en compte. Ils se sont vraiment affolés. En fait, l'expropriation n'est pas pour demain. Deux, trois ans… Le journal n'aurait jamais dû parler d'expulsion mais d'expropriation. Un jeune journaliste maladroit. Il y a dans cette ville des gens menacés depuis deux ans et qui en auront encore pour autant. Tout le monde ne se suicide pas… Heureusement. Mais cette Maison est malade… Malade. On a affaire à des gens psychiquement fragiles… De braves gens pourtant…

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On peut les exploiter à volonté. Ils ne peuvent rien dire.

— Tu penses qu’ils ont eu des réactions de névrosés ?

— Pense donc, des gens qui se saignaient aux quatre veines pour payer leur viager et qui voient débarquer quinze bonshommes étrangers, de mœurs différentes, peu habitués à certaines règles de savoir-vivre. Et cette maison dans son apparence extérieure ne ressemble pas à un palais, loin de là. Mais pour les Sanchez, les Larovitz, les Arbas, les Roques, les Caducci, c’est mieux qu’un palais… Il devait obligatoirement y avoir exaspération, mésentente puis résistance et lutte impitoyable pour les faire partir. Tu as vu les Roques, les Caducci à ce sujet ?

— Non. Il n’y a personne. Ou du moins on ne m’a pas ouvert. La mère Roques n’a pas dû apprécier notre réception d’hier soir et Léonie est souvent occupée avec son mari. Elle doit surveiller sans arrêt ses constructions sinon il risque de périr écrasé ou étouffé.

Il se rasait dans la salle de bains et elle adorait assister à sa toilette. Elle le sentait plus proche, plus intime même que dans l’amour.

— Comment ont-ils pu faire ?

— Ça, je l’ignore mais ça n’a pas dû être très joli joli.

Pour moi, ils se sont ligués pour les forcer à filer. Quand on veut empoisonner la vie de quelqu’un…

— Tu ne penses pas, fit-elle songeuse, qu’ils auraient pu forcer Bachir à les renvoyer ?

— Possible et c’est pourquoi je voudrais bien connaître son adresse pour lui poser la question.

— Le patron du bistrot te la donnerait peut-être.

— Pas certain. Il se méfie. Il ne veut pas d’histoires.

Il ôta soudain son peignoir de bains et enjamba la baignoire. Elle aimait ce corps anguleux, mal défini dans sa carcasse trop osseuse.

— Tu veux que je te lave ? Proposa-t-elle, très émue.

— Pas le temps. Juste un coup de gant de toilette et je file. C’est samedi et j’ai promis d’aller dire bonjour à mes parents. Il y a un mois que je ne les ai pas vus.

— Tu me laisses tomber ?

— Je reviendrai ce soir… Mais ne m’attends pas…

— D’accord. J’ai à faire moi aussi, déclara-t-elle. Tu as la clé, je suppose ?

— Mais non puisque je dois les recevoir par la poste.

— Ma foi, si je ne suis pas là, attends-moi en face, dit elle en quittant la salle de bains.

Il avait le chic pour tout gâcher et elle était furieuse.

Il n’était pas si pressé qu’il le disait de rejoindre ses parents, mais devait avoir une idée en tête. Toujours à propos du fric qu’avaient pu posséder les Sanchez, on ne lui sortirait pas l’idée de la tête.

Elle avala un peu de porto, mais elle regrettait le cognac.

Tout à l’heure elle descendrait s’en enfiler deux ou trois au bistrot. Et que ce connard ne s’avise pas de lui faire la morale avant de partir. Il était fichu de lui exiger la promesse de ne pas toucher à l’alcool, qu’il aille se faire foutre !

— Salut, dit-il en passant devant la cuisine. À ce soir.

— Hé ! Tu pars comme ça ?

— Comment veux-tu que je parte ?

— Tu ne me conseilles pas de ne pas picoler ?

— Tu es assez grande, Alice, pour prendre ce genre de décision toi-même. Si tu veux finir pocharde, à ta guise.

Je trouve impudent qu’un type de mon âge te fasse des sermons sur l’intempérance.

— Hier, tu t’es gêné, salaud !

— Hier, tu recevais et moi j’allais fouiller chez les voisins.

S’ils t’avaient vue saoule au départ de la soirée ils seraient rentrés chez eux et m’auraient surpris. C’était uniquement pour ma sécurité que je t’ai demandé de t’abstenir.

CHAPITRE XXVIII

Onze heures seulement et elle avait bu deux cognacs, assise en face de la Maison. Roques ne cessait de vendre des légumes et des fruits. Une bonne journée, pour lui, le samedi. Serge Larovitz venait de rentrer avec un cabas rempli. Dans un moment, qui irait chercher les gosses ? Lui ou elle ? Certainement pas Magali Arbas qui le faisait le reste de la semaine alors qu’elle détestait ces deux affreux. Alice sourit malgré tout. La veille, ils avaient provoqué une belle stupeur en apparaissant avec des draps sur la tête. Normal que ces gosses aient été traumatisés par la mort des Sanchez. Mais jusqu’à quel point les adultes les avaient-ils laissés approcher de la vérité ? Magali Arbas quitta le Bunker à son tour, vêtue d’un ensemble pantalon en velours vert. Très crâne, très sexy.

Lorsqu’elle avait crié sur son palier, alors que les Algériens voulaient certainement l’aider à rentrer chez elle, ses hurlements avaient dû goinfrer une certaine fringale d’horreur et de scandale chez les autres femmes de la Maison, de M meSanchez à M meRoques. Elles attendaient ces cris depuis des semaines, savaient qu’un jour l’une d’elles les pousserait obligatoirement et que dès lors se déclencherait le nettoyage de l’immeuble. Raisonnablement, on ne pouvait se révolter contre une odeur de mouton vivant, contre la musique arabe, contre quelques taches dans la montée d’escalier, mais un cri de femme menacée de viol allait, au-delà du raisonnable, fouiller dans le vif de la haine assoupie.

Pierre Arbas était seul chez lui et l’attendait. Il lui avait fixé rendez-vous et elle n’irait pas. Depuis son deuxième étage il devait la voir à l’intérieur du café, proche de la devanture, et attendre qu’elle lève les yeux vers lui. Mais elle ne le ferait pas.

Elle régla ses deux cognacs, pénétra dans la maison et sonna chez les Larovitz :

— Je peux aller chercher vos enfants. Il suffit de m’indiquer où se trouve l’école.

Monique la regardait comme si elle proposait quelque chose de saugrenu et lui arrivait avec le journal qu’il

était en train de lire.

— Je n’ai rien d’autre à faire, continua Alice, et comme vous n’êtes pas réunis de toute la semaine j’ai pensé…

— Serge allait partir…

— Cela me ferait plaisir, dit Alice avec un sourire convaincant. Je voudrais me rendre utile dans cette maison. J’ai l’impression de vivre comme une étrangère, vous comprenez, et de cette façon je participerai un peu.

— Moi, je veux bien, dit l’homme… C’est presque une corvée pour moi. J’aime bien rester tranquillement à la maison le samedi.

On lui indiqua le chemin de l’école et elle fut ravie que les parents acceptent si facilement. Aussi naïvement aussi.

— Vous direz que vous êtes la voisine sinon ils ne vous les donneront pas.

Les deux enfants ne parurent pas tellement emballés et la directrice se montra vaguement soupçonneuse.

— On va aller acheter des bonbons.

— J’aime pas, dit la fille maussade… Je veux des chips.

— Moi des bonbons et un camion, dit le garçon.

Elle les amena sur un banc du port avec les chips, les bonbons et le camion. Elle voulait leur parler des Sanchez, mais ils faisaient un bruit épouvantable, la sœur en croquant ses chips et lui en imitant le moteur d’un camion, la bouche pleine de caramels.

— Vous saviez qu’ils allaient mourir, les Sanchez ?

Demanda-t-elle soudain.

— Pas mourir, dit la fille, partir.

Mais à cause des chips, Alice ne fut pas certaine de la réponse.

— Ils voulaient quoi ?

— Partir ! T’es sourde ? lança le garçon.

— On dormait pas, disait la fille. Maman était en colère contre tout le monde.

— Elle engueulait papa parce qu’il voulait laisser partir les Sanchez lui, qu’elle voulait pas qu’ils s’en aillent parce qu’une fois en Toscane ils auraient raconté n’importe quoi.

— En Toscane ?

— Il veut dire en Nespagne, expliqua la fille en commençant d’émietter les chips pour les pigeons. Ils sont tous partis et on était seuls tous les deux. Alors je suis allée chercher un verre de lait et du miel. On en a renversé dans le lit de Louis et il a fallu le faire sécher.

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