– Je suis perdue, je ne sais quelle attitude adopter.
– Soyez ferme, comme avant.
– Je croyais que vous n’aimiez pas ça.
– J’ai le sentiment que vous avez exagéré pendant un interrogatoire.
– Une femme doit être carrée, autrement personne ne la prend au sérieux.
– Ne recommencez pas à utiliser vos techniques de femme !
– Écoutez, Fermín, je ne voudrais pas que vous me preniez pour une intellectuelle pédante, mais, dites-moi, vous connaissez la théorie de Darwin ?
– Oui.
– Et vous êtes d’accord avec elle ?
– Il semble qu’elle n’admette pas de discussion.
– Disons que la nature, avec le temps, dote les animaux des armes dont ils ont besoin pour survivre. Alors, pourquoi renoncerais-je à mes antennes sensibles ou à ma patte féminine supplémentaire ?
Il trouvait ça drôle, il riait en faisant tressauter sa panse de Bouddha urbain. Puis nous nous tûmes un instant parce qu’il s’extasiait devant une côtelette d’agneau. Je supposai qu’à sa pension la cuisine était atroce. Quand il parvint à s’arrêter de manger, il s’essuya cent fois la moustache et me demanda soudain :
– Pourquoi avez-vous divorcé ?
Il m’avait prise au dépourvu, je n’aurais jamais pensé que la conversation prendrait un tour personnel. Je donnai des chiquenaudes aux miettes de pain éparpillées sur la nappe.
– Quand, la première fois, ou la deuxième ?
– Les deux.
J’éclatai d’un rire faux. J’espérais qu’il me laisserait l’option courtoise de ne pas lui répondre, mais il continuait à me regarder en attendant que je lui donne mes raisons avec le sans-gêne dont seul un homme qui a dîné d’abondance peut faire preuve.
– Demandez-moi pourquoi je me suis mariée, c’est moins compliqué.
– D’accord, pourquoi vous êtes-vous mariée ?
Ce sacré Garzón, il tenait vraiment à savoir ! Je me cramponnai à ma cigarette comme un étudiant sur le seuil de la salle d’examen.
– Bon, la première fois… vous savez pourquoi les gens se marient la première fois.
– Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
– Eh bien, nous étions jeunes tous les deux, brillants étudiants, bien de nos personnes… Nous nous sommes connus à la faculté et nous avons achevé nos études ensemble. Avec deux associés, nous avons décidé de monter un cabinet d’avocats qui, contre toute attente, a très bien marché. Puis, peu à peu, Hugo a joué le rôle principal, et je n’étais plus qu’une simple passante. Un travail sûr, mais sans investissement personnel et avec mon mari pour chef. Vous voyez, les choses étaient claires, non ?
– Je suppose que oui. Que s’est-il passé ensuite ?
– Ensuite ? Notre mariage a duré quatorze ans, Fermín ! Comment vous raconter ça maintenant ?
– Et à part ça, qu’est-ce qui n’a pas marché ?
– Quatorze ans ce n’est pas mal, rompre après tant de temps ne peut être considéré comme un échec.
– Le mariage, c’est pour toute la vie.
– Oui, je sais.
– Votre mari vous trompait ?
– Hugo ? Non ! En fait, les choses n’arrivent pas comme ça. Pour qu’un canon tire, il faut d’abord le charger d’un projectile. On travaillait beaucoup, Hugo est ce qu’on appelle un homme juste, modéré, discret. Il exerçait une grande influence sur moi, disons que je voyais le monde à travers son prisme sur un plan personnel et professionnel. À tel point que j’ai fini par croire que j’étais annihilée, lasse de toujours faire ce qui était raisonnable et vertueux, d’être le second du commandant de bord. Aussi un beau jour me suis-je échappée. J’ai décidé de les quitter, le droit et lui. Comprenez bien : je me suis échappée, je n’ai jamais été capable d’affronter mon mari, ni à mon bureau ni à la maison, peut-être parce que je savais que c’était lui qui avait raison. Même aujourd’hui, je n’ai pas dépassé ce traumatisme. Quand je me trouve en sa présence, je ne le contredis jamais.
– Bref, dit mon confident en guise de commentaire.
Mais ce n’était pas du tout par manque d’intérêt ; simplement, il m’écoutait avec une véritable onction.
– Et avec Pepe, que s’est-il passé ?
– Vous voulez tout savoir sur moi ?
– Excusez-moi, d’habitude je suis plus discret, mais comme je n’ai jamais divorcé, j’éprouve de la curiosité.
– Ça n’a pas d’importance, vous faites bien de poser la question. Et puis, avec Pepe, c’était beaucoup plus simple. Je l’ai rencontré par hasard, et il était tellement adorable ! La prudence lui semblait indifférente, ainsi que les conventions. Cela lui était égal de défiler dans une parade militaire ou une procession. J’ai pensé que cette fois ce serait moi qui allais tenir les rênes. Et puis, nous n’avions pas de liens de travail.
– Et vous vous êtes trompée.
– Je ne me suis pas trompée. Nous nous sommes mariés, et, en effet, c’était moi qui tenais les rênes ; mais je suis passée du stade où j’avais un père pour mari à celui où j’avais un fils pour mari. J’éprouvais pour lui de la tendresse et de la compassion, je le voyais sans défense, dépendant, j’organisais sa vie, je riais à ses facéties, je connaissais ses amis. Bien sûr, il n’y avait pas de conflit, mais je me suis rendu compte que, dans le fond, ça ne me disait rien d’être la mère d’un si grand enfant qui cherchait juste un abri.
– Eh bien, lui, il vous aimait beaucoup.
– Il vous a dit ça ? C’est possible, mais vous savez, je n’avais pas besoin d’un joli chiot avec un nœud bleu qui me témoigne son affection, mais d’un véritable époux.
– Bon sang, Petra, vous avez beaucoup réfléchi à vos mariages !
– C’est typique de ma génération, de toujours chercher des raisons au passé ! Vous ne croyez pas à la psychologie, n’est-ce pas ?
– Je… je ne sais pas, pas au point de penser qu’elle est valable dans toutes les situations.
– Comme vous avez été heureux avec votre épouse !
Je renvoyai la fumée de cigarette vers le plafond. Garzón buvait son café à petites gorgées, songeur.
– Je suppose que oui.
– Vous supposez ?
– Je dois dire que je n’y avais jamais autant réfléchi que vous. Peut-être parce que nous avons eu un fils et qu’entre ça et le travail je n’avais pas beaucoup de temps.
– Vous avez un fils, Garzón ? Et moi qui perds mon temps avec des bêtises ! Vous avez peut-être même des petits-enfants.
– Non, pas de petits-enfants.
– Racontez-moi tout.
– Il n’y a pas grand-chose à dire. J’ai un fils de trente ans qui est médecin et qui vit à New York. Il est sous-directeur d’un centre de cancérologie, nous n’avons donc pas souvent l’occasion de nous voir.
– Vous lui avez déjà rendu visite ?
– Oui, une fois. C’était très bien, même si tout le monde me prenait pour un Sud-Américain et que je devais expliquer que j’étais espagnol.
– Mais c’est magnifique !
– Il semble très brillant dans son domaine et il ne va pas s’arrêter là.
Je lui adressai un sourire de sympathie. Maintenant nous étions amis, grâce à Dieu, nous nous étions raconté les choses qui sont vraiment importantes pour tout le monde : le mariage, les enfants, les erreurs, le tout accompagné par un dîner succulent et des effluves de café. Maintenant je savais que, malgré ma première impression, Garzón était humain, et père. Je n’avais aucun mal à l’imaginer en chicano sur la 5 e Avenue. Il devait être satisfait de sa vie : une épouse qu’il avait aimée, un fils doué et la sensation du devoir accompli dans le travail, toujours le même. L’inspecteur adjoint avait pris la mesure qui permet de vivre : obéir aux ordres, ne pas analyser l’amour ou le bonheur et élever des enfants remarquables pour la plus grande gloire de l’Amérique. Il n’existait certainement pas d’autre méthode pour parvenir entier jusqu’à la fin.
Читать дальше