– C’est possible.
– Vous pensez à quelqu’un ?
– Mon Dieu ! Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ! Il y a une foule de petits ateliers anciens à Barcelone.
– Je ne vous demande pas de me répondre maintenant. Prenez votre temps. Vous pourrez peut-être dresser une liste qui nous permettrait de travailler.
– Ce serait une longue liste.
– Faites-la, s’il vous plaît !
– D’accord, mais je ne suis pas sûr que cela vous mène quelque part. Il y a des petits ateliers disséminés dans toute la ville. Il y a même des professionnels qui travaillent dans une pièce, chez eux, sans licence. Ils font des bricoles, des réparations pour des parents ou des amis ; vous imaginez qu’il est impossible de les recenser.
– Nous avons des raisons de penser que l’homme que nous recherchons n’a pas fait appel à quelqu’un qui le connaissait. Il est plus probable qu’il souhaitait l’anonymat d’un lieu public.
– Cette liste va me demander un travail énorme, et je continue à croire qu’elle peut ne servir à rien.
– C’est notre affaire, dit l’inspecteur adjoint.
Je trouvai son intervention bienvenue, c’était juste ce qu’il fallait dire. Garzón connaissait les formules, les mots à dire et il savait quand les lâcher. Et puis sa présence de hibou renfermé donnait aux interrogatoires un tour vraisemblable que j’aurais été incapable de leur imprimer. Nous ressortîmes dans la nuit humide.
– Drôle de type, hein ?
– Tous ceux qui collaborent avec la police sont un peu spéciaux.
– Comment pouvez-vous dire ça, Fermín ?
– Comment m’avez-vous appelé ?
– Fermín, c’est bien votre prénom ?
– C’est la première fois que vous m’appelez par mon prénom.
– Je croyais que ça vous était égal.
– Et ça m’est égal, mais de temps en temps une certaine personnalisation fait du bien, cela allège un peu le travail.
– Vous voulez qu’on se tutoie ?
– Non, ça jamais, vous êtes inspectrice, et moi inspecteur adjoint. Ce ne serait pas correct.
Je me mis à rire. Cet inspecteur adjoint était complètement maboul, ou alors il était entré dans un processus ironique de dévalorisation des choses transcendantales. Il ressemblait déjà moins à cet individu raide du début qui semblait porter sur lui les tables de la Loi.
– On va prendre un verre ?
– Pas aujourd’hui, je suis fatiguée.
– Vous comptez vous coucher si tôt ?
– Je vais lire un moment.
– Alors je vais faire un tour à l’Efemérides.
– Que vous donne-t-on de spécial, là-bas ?
Il remonta les revers de son imperméable. Il ne savait pas s’il devait répondre. Il finit par s’expliquer.
– Vous n’avez peut-être pas remarqué, mais la majeure partie des gens parlent toujours de la même chose, de la même façon, et avec les mêmes mots. J’ai cinquante-sept ans, et cela implique de nombreuses heures de conversation. J’en ai jusque là, qu’est-ce que je peux vous dire d’autre ! Avec ces jeunes, on ne sait jamais quel sujet ils vont proposer. On parle d’agriculture, des tribus abyssiniennes, de la Bible. Vous saviez qu’Hamed connaissait très bien la Bible ? C’est un renégat, en quelque sorte. Il dit qu’il la trouve plus drôle que le Coran.
Il me regarda soudain :
– Vous voyez ce que je veux dire ?
– Je crois que oui, répondis-je.
– C’est pour ça que j’y vais.
J’acquiesçai en souriant. Il prit congé. Je le regardai s’éloigner. Son allure de tonnelet à whisky lui conférait une auréole de cordialité. Un de ces jours peut-être, un de ses contrebandiers lui tirerait dessus et le tuerait. Alors rien ne changerait, et il était probable que personne ne se souviendrait de lui. Mais peut-être un client de l’Efemérides lui consacrerait-il une étrange nécrologie, une phrase lapidaire ou un verset de la Bible. Cela devait l’inciter à poursuivre.
Le lendemain matin, je me réveillai tôt parce qu’il y avait beaucoup de choses à faire. Je rendis visite à tous les médecins qui s’étaient occupés des filles en soignant la marque de la fleur. Aucune des blessures n’avait présenté de symptômes d’allergie. J’étais consciente du peu de renseignements que m’apporteraient ces visites, que je cherchais une aiguille dans une botte de foin, et je n’étais même pas sûre que l’aiguille s’y trouve. Dans la dernière clinique, je croisai M. Masderius.
– Que faites-vous ici ? m’assena-t-il.
– Nous n’avons pas encore pu interroger votre fille.
– Il n’y a pas urgence, elle se repose.
Il me détestait, comme si j’avais été le violeur.
– Écoutez, monsieur Masderius, si nous nous croisons, c’est parce que j’enquête, et je suppose que cela devrait vous intéresser.
– Enquêtez comme vous voulez, mais loin de ma fille.
– Vous savez que c’est impossible, que votre fille doit comparaître officiellement.
– Elle le fera. D’ici là, je ne veux pas que vous l’approchiez, qu’elle ait des entretiens qui puissent lui rappeler ce qui lui est arrivé.
– Les choses ne s’effacent pas aussi facilement.
– Je vous ai demandé votre avis ? Vous avez récupéré votre chère affaire, vous pouvez vous amuser, faire la une des journaux, vous consacrer à votre maudit métier ou vous pendre à un pin, ça m’est égal.
– La semaine prochaine, votre fille sera convoquée pour témoigner.
– Elle se remet d’une opération esthétique.
– Vous auriez dû demander à la police l’autorisation de procéder à cette opération, vous avez fait disparaître des preuves.
Il devint écarlate. Nous étions près de l’accueil, et la réceptionniste nous regardait avec inquiétude. Il éleva encore la voix :
– Vous n’avez pas le moindre droit sur le corps de ma fille !
– Vous non plus !
La fille s’approcha en dissimulant sa peur.
– Monsieur Masderius, s’il vous plaît, j’ai préparé les factures pour que vous puissiez les régler ; voulez-vous me suivre ?
Il se retint. Je devais être congestionnée moi-même, une maudite chaleur montait de ma poitrine.
– Ce fut un plaisir, dit Masderius, et il me planta dans le cou les serres invisibles de sa haine.
J’arrivai au parking la respiration coupée. J’allais avoir du mal à m’habituer à ce genre d’altercations. C’est une chose de feindre la colère, de jouer les braves qui dominent la situation, et une autre, très différente, de se laisser emporter par la colère. Une chose m’apparaissait très clairement : un policier n’est pas le père Noël. Personne ne semble l’aimer, ni les victimes, ni les témoins, ni ses supérieurs, ni les journalistes, ni la société… Tout policier ferait bien de s’acheter un chien afin de s’assurer un minimum d’amour.
Au commissariat, Garzón m’attendait avec Sonia et Patricia. La mère de Salomé ne l’avait pas laissée venir ; si nous voulions lui parler, nous devions nous déplacer chez elle. Je ne m’étais pas encore remise de la scène avec Masderius, j’essayai donc de ne pas m’énerver et souris aux jeunes filles.
– Vous passez très bien à la télévision, commençai-je très vite.
Elles s’observèrent toutes deux avec méfiance. L’expérience publique avait dû éveiller une certaine amitié entre elles. Elles plongèrent leur regard dans le mien avec mépris. Elle leur avait aussi appris que nous étions leurs ennemis. Il n’y avait pas d’autre solution que de foncer en piqué et d’oublier la tentative amicale.
– Je n’ai rien contre le fait que vous fassiez des déclarations aux journalistes. Je comprends que votre affaire présente des aspects humains qu’il est important de mentionner. Mais j’aimerais que vous compreniez que tout ce tapage médiatique peut exciter le violeur, le pousser à agresser une autre fille.
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