— Où t’étais ? hurla Vincent. Ça fait dix minutes que je te cherche.
Il tenait une coupe pétillante dans chaque main. Khadidja hurla à son oreille :
— J’admirais. C’est super, non ?
— Génial. (Il lui tendit une coupe.) Champagne ?
Elle ne buvait jamais. Pas à cause de l’islam, qu’elle ne pratiquait pas, mais à cause de ses parents, qu’elle avait trop pratiqués. Elle fit « non » de la tête puis songea à Marc.
À l’idée de le revoir, elle attrapa la coupe et la but cul sec.
— On danse ?
Troisième whisky.
Verre en main, appuyé contre un pylône, Marc répondait encore aux sourires, aux félicitations d’un signe de tête, mais le cœur n’y était plus. Heureusement, la musique coupait court à toute conversation. Il était sidéré par la vitesse à laquelle l’angoisse l’avait de nouveau saisi. Une simple allusion à la réalité — le procès, Reverdi — et le voilà qui tremblait comme un épileptique. Cette impression de réconfort qu’il avait éprouvée ces dernières semaines n’était qu’un mince vernis. Jacques Reverdi ne l’avait jamais quitté — ne le quitterait jamais.
Un homme se pencha vers lui :
— J’aime pas les balances.
— Quoi ?
— Je disais : y a une sacrée ambiance !
Marc acquiesça, le souffle altéré. Il s’enfila une rasade de whisky. Le rythme de la musique s’élevait en sarabande grondante, l’emplissait, le submergeait à mesure que la brûlure de l’alcool lui passait dans les veines.
Un autre invité lui agrippa l’épaule :
— J’aimerais pas être à ta place.
— Hein ?
— On m’a parlé d’une belle mise en place !
Marc recula. Il voyait les visages blafards — carnaval de masques crispés dans la lumière, lambeaux de peau flétrie collés sur les os. Les projecteurs stroboscopiques figeaient les expressions, exagéraient les traits, dépeçaient les figures. Il regarda son verre — des étincelles dorées couraient entre ses doigts. Il considéra l’objet comme un talisman, source de ses hallucinations, puis but une nouvelle gorgée. Il n’entendait plus rien et commençait à s’enfoncer dans la terreur pure.
À cet instant, il la vit.
Sa silhouette ondulait à travers le souffle des ventilateurs. Son corps tanguait alors que ses boucles brunes, en même temps que ses bracelets aux poignets, se balançaient à contretemps. Ce mouvement semblait isoler, cristalliser l’oscillation de ses hanches, lançant des reflets d’étoffes. Marc songea à un tamis de sable retenant seulement quelques grains d’or en suspens.
Il se rappela ces peintres du XIX esiècle qui ajoutaient une vertèbre au dos de leurs sujets pour affiner leur fluidité, leur grâce. Combien de vertèbres avait-on ajoutées à Khadidja ? Il était hypnotisé. Il la regardait encore, roulant des hanches, appuyant légèrement sur le talon gauche puis sur le droit, créant un anneau de Vénus autour de sa taille, alors qu’au bout de ses bras fins, les anneaux d’argent allaient et venaient, tels les plateaux d’une balance très ancienne…
Une autre image explosa sous ses paupières. Khadidja s’agitait maintenant sur un siège — un pilori laqué de miel —, enfonçant ses propres liens dans ses chairs. Ses blessures suturées se gonflaient alors qu’elle tendait son corps pour respirer. D’un coup, sa chair brune s’ouvrit de toutes parts, ruisselant d’encre noire, dessinant des scarifications fatales…
Marc baissa les yeux, apercevant son reflet difforme dans son verre vide. Il avait aiguisé le désir d’un meurtrier grâce à l’image de cette brune affolante. Il l’avait offerte à un tueur fou. Et en même temps, durant des semaines, il avait été « elle », pensant, agissant, écrivant comme elle.
Son verre éclata entre ses doigts trop serrés.
Hébété, il regarda le sang couler dans sa paume.
Il avait été « elle ».
Et maintenant, il comprenait qu’il l’aimait.
Du haut de l’estrade, et malgré les projecteurs qui l’éblouissaient, elle repéra le petit rouquin, dans un angle mort. Triste comme un lutin abandonné.
D’un bond, elle sauta sur le sol. Elle faillit se ramasser et prit la mesure de son ivresse — talons aiguilles et champagne, l’équation frisait le désastre. Pourtant, avant d’attaquer sa proie, elle se fraya encore un chemin jusqu’au bar et arracha des mains d’un serveur une nouvelle coupe. La tenant au-dessus de la mêlée, elle parvint à revenir sur ses pas, sans perdre une goutte du breuvage.
À quelques mètres de Marc, elle se glissa derrière une colonne puis jaillit de sa cachette, dans son dos :
— Salut ! dit-elle en éclatant de rire.
Marc fit volte-face, sans dire un mot. Il paraissait hostile.
— Toujours aimable !
Elle pouffa et s’appuya sur son épaule pour ne pas tomber.
— Ça fait longtemps que je veux te dire un truc, hurla-t-elle dans son oreille : vraiment, tu crains !
Elle gloussa puis vida sa coupe d’un trait. À travers sa conscience brouillée, tout cela lui semblait follement drôle. Il la regarda avec colère :
— T’as bu ou quoi ?
— J’essaie en tout cas ! J’ai réussi à atteindre le bar que deux fois en une heure.
Elle rit encore, mais Marc était sinistre. Il saisit la bouteille de whisky posée sur une table et remplit le verre de Khadidja, avec une sorte de rage contenue. La vue de cette boisson épaisse dans sa coupe légère lui parut obscène. Elle eut un brusque éclat de lucidité : tout cela était lugubre, mortifère.
Un sentiment de dérive s’empara d’elle. Elle avait rêvé d’autre chose pour leurs retrouvailles. Les larmes lui montèrent aux yeux alors que le sol tanguait sous ses talons. Elle avait l’impression que l’entrepôt s’était détaché de la berge, flottant sur la Seine.
Elle but une nouvelle gorgée trop chaude et se redressa, trouvant le pylône derrière elle :
— Tu sais qu’on a aussi un truc à fêter, avec Vincent ?
— Quoi ?
— Une nouvelle campagne. Élégie, en long et en large.
Marc lui attrapa le poignet, à enfoncer ses bracelets dans sa chair :
— Pas à l’étranger, au moins ?
Khadidja se libéra et baissa les yeux : son bras était taché de sang.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Marc lui saisit encore le poignet — cette fois, elle sentit le contact poisseux de l’hémoglobine : il était blessé. Il cria à son tympan :
— Pas à l’étranger ?
« Ce mec est fou », pensa-t-elle. En une seconde, elle le détesta.
— Énorme campagne en Asie, mon cher, lui cracha-t-elle au visage. Japon, Chine, Thaïlande, Malaisie. Un truc de ouf. Et je te parle pas des thunes ! (Elle changea de ton, des sanglots dans la gorge.) Marc ! Marc ? Où tu vas ?
À la première sonnerie, Marc ouvrit les yeux : il était dans son lit. C’était un miracle. Il n’avait aucune idée de la manière dont il était rentré chez lui. Il esquissa un geste et aperçut sa main bandée. Deuxième miracle. Pas le moindre souvenir d’être allé à l’hôpital, ni même d’avoir croisé un médecin dans cette nuit de cauchemar.
Nouvelle sonnerie.
Il tenta de bouger et prit conscience de sa métamorphose. Son crâne — non seulement la paroi osseuse, mais aussi la membrane et le cerveau — s’était transformé en pierre. Sa tête, d’une lourdeur et d’une dureté indicibles, était écrasée contre l’oreiller, enfoncée par sa propre masse. Jamais sa nuque ne serait assez puissante pour soulever un tel poids.
Nouvelle sonnerie.
Proche, stridente, insoutenable. L’image de Khadidja se forma dans son esprit. Elle dansait sur la scène, son corps ondulant d’une manière mystérieuse. En guise de commentaire, il entendait sa voix, penchée sur lui : « Vraiment, tu crains ! »
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