La salle évoquait un vestiaire de piscine. Des murs de casiers gris, un sol en linoléum, pas de fenêtre. Il choisit le casier 09A. Fourra ses deux sacs et son ordinateur à l’intérieur. Il ôta sa montre, la déposa dans son sac de voyage, ainsi que sa carte bleue, son portefeuille contenant tous ses papiers au nom de Mathias Freire.
Il paya 6,50 euros pour 72 heures, récupéra son ticket qui faisait office de clé et ferma la porte de fer. Tout ce qui restait de Mathias Freire se trouvait désormais de l’autre côté de cette paroi.
Il avait seulement conservé ses 2 000 euros et la carte de visite du dénommé Le Guen, le compagnon d’Emmaüs croisé dans le train de Biarritz. Sans doute aurait-il besoin de l’interroger…
Il sortit de la salle, récupéra son couteau et reprit le chemin de la sortie. Plusieurs fois, il croisa des flics en uniforme — son déguisement, pourtant inabouti, lui paraissait être une réponse solide à leurs coups d’œil inquisiteurs.
Quand il fut dehors, il obliqua à gauche, vers l’hôtel Ibis, et repéra un panneau de signalisation routière. Il coinça son ticket de consigne à l’arrière du cercle de métal. Il lui suffirait de passer par ce panneau pour redevenir Mathias Freire.
Il revint sur ses pas et, au sommet de l’escalier, prit le temps d’admirer la vue. La ville ressemblait à une plaine minérale distillant une poussière grise, filtrée par la lumière du matin et le vol des goélands. Au fond, des collines bleues couronnaient la cité. Au centre, Notre-Dame-de-la-Garde, avec sa Vierge de cuivre, ressemblait à un poing levé, muni d’une chevalière en or.
Freire se sentait d’humeur poétique.
Il baissa les yeux et aperçut les clodos qui lui remirent les idées en place.
Il dévala les marches et rejoignit le boulevard d’Athènes, en direction de la Canebière. Au coin de la place des Capucines, une papeterie lui donna une nouvelle idée. Il y acheta un bloc-notes et un feutre — de quoi prendre des notes. Il devait reconstituer, tel un archéologue, son passé à travers la moindre information qu’il pourrait récolter.
Plus bas encore, il croisa un épicier arabe. Il s’orienta vers le rayon des vins et se concentra sur les cubitainers, boîtes en carton abritant une outre de trois à cinq litres de vin bon marché. Son choix alla au moins cher. Un tonneau en plastique, équipé d’un robinet, qui devait abriter une sombre piquette.
Il parvint sur la Canebière.
Et se retrouva à Alger.
La plupart des passants étaient d’origine maghrébine. Les femmes étaient voilées, ou couvertes. Les hommes portaient la barbe, parfois la calotte blanche de prière. Des jeunes avançaient en bandes, mal rasés, l’œil sombre, le teint mat. Des panaches de buée s’élevaient de la foule. Des joggings, des parkas, des doudounes, tout ça descendait ou remontait l’avenue, se bousculait, s’écartait seulement pour laisser passer les tramways.
Côté boutiques, Freire s’attendait à des magasins coûteux, des marques prestigieuses. Il découvrit des braderies, des bazars qui proposaient des théières de cuivre, des tuniques et des tapis. Devant les cafés, des hommes emmitouflés, assis à des tables écaillées, sirotaient leur thé dans des petits verres décorés. Alger .
Freire repéra un porche qui menait à un patio. Des cartons écrasés et des cageots vides jonchaient l’entrée. Il enjamba les détritus et atteignit une cour intérieure cernée par des immeubles à coursives, où séchait du linge suspendu.
Personne sur les passerelles.
Personne aux fenêtres ni dans les cages d’escalier.
Au fond, de grandes poubelles vertes remplies jusqu’à la gueule. Freire fit son marché. Coquilles d’œufs. Fruits pourris. Déchets puants, non identifiés. Retenant sa respiration, il frotta chaque élément sur ses fringues et taillada pantalon et anorak avec son couteau. Puis il ouvrit le robinet du cubi et tendit le bras au-dessus de sa tête. Le vin se déversa sur ses cheveux, son visage, ses vêtements. Il en éprouva une telle répulsion qu’il lâcha le cubi qui rebondit sur le sol.
Plié en deux, il se mit à vomir café et croissants, éclaboussant ses vêtements et ses chaussures. Il ne chercha pas à éviter les giclées acides. Au contraire. Il demeura ainsi quelques secondes, s’appuyant contre une poubelle, attendant que le battement de ses tempes ralentisse.
Enfin, il se releva, chancelant, la gorge écorchée. La puanteur du vomi tournait autour de lui comme un cyclone. Il reboucha son cubi, contempla son pull maculé et comprit qu’il ne devait pas s’arrêter en si bon chemin.
Il ouvrit sa braguette et se pissa dessus.
— Ça va pas, non ?
Freire rengaina précipitamment et leva les yeux. Une femme, penchée à la balustrade, cadrée par des draps qui séchaient, le fusillait du regard :
— Allez faire ça chez vous ! Gros dégueulasse !
Il prit la fuite, serrant son cubi comme s’il s’agissait d’un trésor. Quand il parvint à nouveau sur la Canebière, il n’était plus Mathias Freire mais un sans-abri en errance. Il se jura de ne plus penser, un seul instant, en tant que Mathias Freire, psychiatre, mais seulement en tant que Victor Janusz, clochard en fuite.
De Janusz, il remonterait jusqu’à son identité précédente.
Et ainsi de suite jusqu’à découvrir son noyau d’origine.
Sa personnalité initiale.
La plus petite poupée russe.
Il suivit les rails du tramway, séchant sa puanteur au soleil.
Le Vieux-Port était en vue.
D’instinct, il devinait que les clodos étaient là-bas.
Il était certain qu’un des gars connaîtrait Victor Janusz.
Le Vieux-Port, comme un gigantesque U, encadre la passe. Aux extrémités de ses digues, deux forts — il se souvenait des noms : fort Saint-Nicolas, fort Saint-Jean — montent la garde. En arrière, des bâtiments serrés forment un rempart. Ce jour-là, à l’intérieur de la rade, les mâts des bateaux évoquaient des épingles piquées dans la surface des eaux — laque sombre, figée, dont les plis absorbaient la lumière plus qu’ils ne la reflétaient. Au-dessus, le ciel saignait. Le jour avait crevé la nuit et provoquait une hémorragie éblouissante. C’était un paysage noir et rouge, violent, qui fit baisser les yeux à Janusz.
Il n’osait plus avancer. À cet instant, il repéra sur sa droite un groupe de clochards sous des arcades. Allongés, ils étaient alignés comme les victimes d’une catastrophe naturelle. Janusz s’approcha et les regarda mieux. Ils ressemblaient à des tas de chiffons, parfois planqués sous des cartons, parfois cernés par des sacs crasseux. Ils paraissaient avoir gelé dans la nuit. Pourtant, ils toussaient, buvaient, crachaient… Les cadavres bougeaient encore.
Janusz s’assit près de celui qui ouvrait la rangée. Il sentit le froid du bitume lui pénétrer les os, la puanteur du mec le cerner comme un étau. L’homme lui lança un regard éteint. Visiblement, il ne le reconnaissait pas.
Janusz posa son cubi près de lui. Une vague curiosité s’alluma dans les yeux de l’autre. Il s’attendait à ce qu’il lie connaissance pour téter du litron mais l’autre cracha :
— Casse-toi de là, c’est ma place.
— Le bitume est à tout le monde, non ?
— Tu vois pas que je bosse ?
Janusz ne comprit pas tout de suite. L’homme était pieds nus. Une jambe repliée sous lui, il exhibait un seul pied qui ne possédait plus que deux orteils. Avec ces deux survivants, il agrippait les bords d’une boîte de biscuits en fer qu’il raclait sur le sol au passage des badauds.
— Une p’tite pièce pour un alpiniste qu’a perdu ses orteils sur l’Everest… Z’avez pas une p’tite pièce ? grognait-il. C’est l’froid qu’a eu ma peau…
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