Les plantons la reconnurent et s’écartèrent. Le salon grouillait de flics et de techniciens de l’IJ. Le Coz se matérialisa entre les cosmonautes de papier. Il lui tendait des protège-chaussures.
— Tu veux mettre ça ?
— Ça ira.
— Mais s’il y a des indices…
— T’es con ou quoi ? Il n’y a rien ici pour nous.
Le flic acquiesça en silence. Elle enfila seulement des gants de latex. Le lieutenant tenta d’abonder dans son sens.
— T’avais raison. Ce mec est un vrai fantôme. Tous les cartons sont vides. On n’a pas trouvé un objet personnel ou un document à son nom dans toute la baraque.
Elle se rendit dans la cuisine sans répondre. La pièce était propre. Impeccable même. Freire ne devait jamais manger chez lui. Elle ouvrit les placards. Des assiettes. Des couverts. Des casseroles. Aucune nourriture. Sur une étagère, elle découvrit seulement des boîtes de thé. Elle ouvrit, par réflexe, le réfrigérateur. Rien non plus. À l’exception de son château-lesage, dont la bouteille n’était pas terminée. Le con. Un bordeaux au frais…
Des pas précipités résonnèrent dans le salon, couvrant la rumeur des flics et des techniciens. Anaïs traversa la cuisine. Conante, essoufflé, arrivait au pas de charge.
— Vous l’avez logé ? demanda-t-elle.
— Non. Mais y a un problème.
— Quoi ?
— Le mec de Saint-Jean, l’amnésique. Patrick Bonfils. Il s’est fait fumer ce matin, sur la plage de Guéthary. Avec sa meuf.
— Quoi ?
— J’te jure. Y se sont fait canarder. Les flics de Biarritz vont nous rappeler.
Anaïs recula dans la cuisine et s’appuya des deux mains contre l’évier. Une nouvelle pièce sur l’échiquier. Peut-être un élément révélant un niveau supérieur ou transversal de l’affaire.
— Y a un autre problème, ajouta Conante.
— Je t’écoute.
— La bagnole du psy. Le break Volvo, on l’a retrouvé sur le sentier de la plage. D’une façon ou d’une autre, le psy a dû participer à la fusillade. La bagnole est une vraie passoire et… ça va pas ?
Anaïs s’était retournée et avait plongé sa tête dans l’évier. Elle faisait couler de l’eau glacée et buvait directement au robinet. La pièce tournait autour d’elle. Le sang avait quitté son cerveau, stagnant dans son ventre, ses membres inférieurs. Elle était au bord de l’évanouissement.
— Freire, murmura-t-elle, tout près de l’eau fraîche, dans quel merdier tu t’es fourré ?
Marseille Saint-Charles, 6 heures 30.
Contre toute attente, Freire se sentait reposé. Il avait dormi durant le trajet Bordeaux-Agen. Il avait dormi entre Agen et Toulouse. Il avait somnolé dans la gare de Toulouse-Matabiau, en attendant son train de minuit. Puis il avait encore dormi jusqu’à Marseille, dans sa voiture-couchettes. Ce n’était plus une cavale, c’était une cure de sommeil. En réalité une autre manière de fuir. Dans l’inconscience.
Les structures de la gare de Marseille passaient lentement devant la fenêtre. On devinait le froid de la nuit, l’entrelacs glacé des rails. Freire n’était pas sûr de son idée… Marseille était la dernière direction qu’on s’attendrait à le voir prendre. En ce sens, c’était une bonne direction. Mais l’enquête reprendrait aussi dans cette ville. Quelle chance avait-il d’échapper aux patrouilles, aux flics qui, tous, auraient la mémoire rafraîchie et son visage en tête ?
Le train s’arrêta dans un long mugissement. Il avait près d’une heure et demie de retard. Freire attendit plusieurs minutes, par précaution, avant de descendre. Quand le quai fut rempli de voyageurs, il plongea dans la foule, sac à l’épaule, ordinateur sous le bras.
La gare Saint-Charles ressemblait à la gare Saint-Jean. Même verrière. Mêmes charpentes d’acier. Mêmes quais interminables, éclairés par des luminaires blanchâtres.
Freire marchait au rythme des autres passagers quand il s’arrêta net.
Des flics, au bout du quai.
Ils étaient vêtus en civil mais leurs gueules patibulaires, leurs carrures de voyou, leur assurance dans le regard ne laissaient aucun doute. Anaïs Chatelet et les autres avaient donc suivi le même raisonnement que lui. Ou du moins ils n’avaient pas exclu l’impossible : qu’il revienne sur ses pas…
Le flux des voyageurs continuait. Des valises lui cognaient les jambes. Des épaules le bousculaient. Il se remit en marche, plus lentement, tentant de réfléchir, le cœur en staccato. Fuir par un côté ? Plonger dans une des fosses ? Impossible. Deux trains cernaient le quai, formant un couloir sans faille.
Freire ralentit encore. Le répit de la nuit était terminé. Il faisait de nouveau corps avec sa peur. Une autre idée. Faire mine d’avoir oublié quelque chose. Remonter dans une voiture. Attendre un moment plus propice pour fuir. Mais quel moment ? Une fois le quai déserté, les flics, aidés de vigiles et de leurs chiens, visiteraient chaque compartiment, ouvrant les toilettes, inspectant chaque siège.
Il serait fait comme un rat.
Mieux valait encore être à l’air libre.
Il marchait toujours, traînant les semelles. Les mètres se consumaient. Et l’inspiration ne venait pas.
— Pardon !
Il se retourna et découvrit une petite femme qui tirait une valise à roulettes d’une main, portait un sac de l’autre, un garçon d’une douzaine d’années, en prime, agrippé à son bras. Une opportunité .
— Excusez-moi, fit-il en souriant. Je peux vous aider ?
— Ça ira très bien, merci.
La femme le contourna. Elle avait un petit visage crispé et un regard furieux. Freire lui emboîta le pas et accentua son sourire. Il passa devant elle, pivota et tendit les mains.
— Laissez-moi vous aider. Vous avez l’air de ne pas vous en sortir avec…
— Foutez-moi la paix.
Elle ne lâchait ni sa valise, ni son sac. Le petit garçon le fusillait du regard. Deux petits soldats lancés dans la guerre de la vie. Freire avançait à reculons, face au couple.
Plus qu’une cinquantaine de mètres et il serait cueilli par les flics.
— Prenez-moi à l’essai, proposa-t-il. On tente l’aventure jusqu’au bout du quai. Ensuite, vous me mettez un bleu ou un rouge.
Le visage de l’enfant s’éclaira :
— Comme dans « La Nouvelle Star » ?
Freire avait dit ça sans réfléchir, faisant allusion à une émission de télévision qu’il avait aperçue une fois. Des apprentis chanteurs étaient jugés par un jury professionnel, à coups de phares colorés.
Ce détail provoqua un déclic. Dans le sillage de son fils, la femme se dérida d’un coup. Elle l’observa par en dessous et parut se dire : « Pourquoi pas après tout ? » Elle lui tendit sa valise et son sac. Freire ajusta le sien sur son épaule, glissa l’anse de son ordinateur par-dessus et empoigna les bagages. Il tourna les talons et se mit en marche, tout sourires. Le petit garçon s’accrocha à son bras, sautant d’un pied sur l’autre.
Les flics ne le remarquèrent même pas. Ils cherchaient un homme traqué, fuyant, paniqué. Pas un père de famille accompagné de son épouse et de son fils. Mais Freire n’était toujours pas rassuré. La gare, vaste aquarium planté de pins en plastique, lui semblait saturée de flics, de vigiles, d’agents de sécurité. Où aller ? Il n’avait aucun souvenir de Marseille.
— Je ne connais pas la ville, risqua-t-il. Pour le centre, je passe par où ?
— Vous pouvez prendre le bus ou le métro.
— Et à pied ?
— Prenez l’escalier Saint-Charles. Sur la gauche. En bas, descendez le boulevard d’Athènes. Vous croiserez la Canebière. Vous la descendez tout droit. Après, ça sera le Vieux-Port.
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