L’homme, bonnet rasta et chasuble orange réglementaire, tiqua :
— Pourquoi vous y allez pas vous-même ?
— J’ai des coups de fil urgents à passer.
— Pourquoi j’vous ferais confiance ?
— C’est moi qui te fais confiance, fit Freire en lui donnant 200 euros. Achète-moi le premier billet possible pour Marseille.
L’homme hésita quelques secondes puis demanda :
— Quel nom je donne ?
— Narcisse.
Les syllabes s’étaient formées sur ses lèvres sans passer par sa conscience. L’homme tourna les talons.
— Attends. 100 euros de plus pour ton bonnet et ta chasuble.
L’homme eut un sourire narquois. Il paraissait rassuré par cette nouvelle offre. Au moins, les choses étaient claires. Une cavale. Au même instant, il parut réaliser que la gare grouillait de flics. Son sourire s’élargit. L’idée de tromper tout ce beau monde parut lui plaire. Il se débarrassa de son bonnet et de son gilet fluo. Il portait de longues dreadlocks à la Bob Marley.
— Je te garde ton chariot, fit Freire, qui enfila son déguisement en quelques gestes.
Il attendit durant plus de dix minutes, accoudé au caddy, l’air le plus détaché possible. Les flics passaient devant lui sans le regarder. Ils cherchaient un homme en fuite. Une ombre longeant les murs. Pas un caddyman désœuvré, portant un bonnet aux couleurs de la Jamaïque et une chasuble de la SNCF.
Bob Marley réapparut :
— Le dernier train direct pour Marseille vient de partir. J’t’ai pris un billet pour Toulouse-Matabiau à 17 h 22. Tu changes de train à Agen, vers 19 heures. T’arrives à Toulouse à 20 h 15. Un autre train, avec couchettes, repart pour Marseille à 0 heure 25. T’arriveras là-bas à 5 heures du mat’. C’était ça ou partir demain matin.
L’idée de passer la nuit entre deux destinations, dans une espèce de no man’s land, ne lui parut pas si négative. Personne ne le chercherait cette nuit au cœur du Midi-Pyrénées. Il laissa la monnaie au rastaman et conserva son déguisement jusqu’au départ du train.
Une heure d’attente. Les patrouilles rôdaient toujours sans le voir. Avec son chariot soutenant son propre sac, il avait simplement l’air d’un porteur attendant un client parti chercher des journaux. Lui-même ne prêtait aucune attention aux flics. Il essayait de réfléchir.
Il ne pouvait pas être le tueur du Minotaure. Il avait fallu décapiter un taureau. Trouver une héroïne de grande qualité. Repérer et attirer Philippe Duruy dans un piège. Transporter le corps et la tête jusqu’à la fosse… À l’extrême rigueur, Freire pouvait envisager un versant caché — une main droite ignorant ce que faisait la gauche — mais pas des crises à répétition, suivies, chaque fois, d’amnésie totale, qui lui auraient permis d’organiser, à son insu, un tel projet. Le meurtre de Philippe Duruy était l’œuvre d’un autre. Pourtant, ses empreintes démontraient qu’il était passé, lui aussi, dans cette fosse. À quel moment ? Avait-il surpris le tueur ? Était-il avec Patrick Bonfils ?
Son train entra en gare. Freire largua bonnet, gilet, chariot et monta dans sa voiture. Dès qu’il fut installé, il recommença à gamberger. Il était décidé à ordonner toutes ces questions jusqu’à Agen, mais le train n’était pas parti depuis dix minutes qu’il dormait à poings fermés.
Mathias Freire était introuvable.
Le Coz et Zakraoui avaient foncé chez lui. Conante et Jaffar avaient filé au CHS Pierre-Janet. Il n’était à aucune de ces deux adresses. Anaïs n’avait pas attendu ces résultats pour lancer la surveillance des gares ferroviaires et routières, des aéroports, des entrées d’autoroute, des nationales et des départementales.
Elle avait diffusé le portrait de Janusz/Freire dans tous les commissariats du sud de la France. Elle avait contacté les journaux régionaux afin qu’ils publient la photo dès le lendemain matin. Les radios locales pour qu’elles lancent un appel à témoins. Un numéro téléphonique gratuit allait être mis en service, assorti d’un site sur le Net. Le grand jeu.
Une voix intérieure lui répétait qu’elle avait tort. Elle livrait Mathias Freire en pâture aux médias, au public — et à ses supérieurs — avant même d’avoir les preuves directes de sa culpabilité. Le commissaire l’avait appelée : « Retrouvez-le avant ce soir. » Véronique Roy l’avait appelée : « C’est dingue cette histoire ! » Le préfet l’avait appelée : « Alors, ça y est ? Vous l’avez identifié ? » Les journalistes l’avaient appelée : « Un meurtrier est en fuite ? » Tout ça était bon pour son avancement, son image, sa réputation. Mais personne ne lui avait posé la seule question qui comptait : Janusz était-il le tueur du Minotaure ?
On poursuivait maintenant un fugitif. On ne cherchait plus l’assassin de Philippe Duruy. Ce qui n’était pas tout à fait la même chose. Jusqu’à preuve du contraire, Freire, alias Janusz, n’était qu’un témoin dans le dossier. Il était trop tôt pour le déclarer coupable.
En fait, il était trop tard.
En prenant la fuite, le psychiatre avait scellé son destin. Disparaît-on quand on a la conscience tranquille ? Durant ces dernières heures, en feuilletant les différents bilans et rapports qu’elle recevait minute par minute, Anaïs ne décolérait pas contre Mathias. Il aurait dû lui faire confiance. L’attendre sagement au poste. Elle l’aurait protégé, elle…
Elle classa les liasses imprimées et en fit une synthèse rapide. On avait d’abord cru que Mathias Freire avait fui en voiture. Renseignements pris, l’homme possédait un break Volvo 960 diesel immatriculé 916 AWX 33. Le véhicule n’avait pas été retrouvé à son adresse personnelle, ni sur le parking du CHS Pierre-Janet. Puis on avait découvert que le fugitif avait rejoint l’aéroport Bordeaux-Mérignac, son portable avait été localisé là-bas. Il y avait également retiré 2 000 euros en cash.
Mais la piste avait tourné court. Sa voiture restait introuvable autour de l’aéroport. Aucun vol de l’après-midi n’avait un passager enregistré au nom de Mathias Freire ou Victor Freire. Anaïs sentait l’embrouille. Freire les avait volontairement placés sur une fausse piste pour gagner du temps. D’ailleurs, une heure plus tard, on avait découvert le mobile et l’imper du fugitif dans une poubelle de l’aérogare.
Depuis, aucune nouvelle, aucun indice.
L’appel à témoins avait produit son habituelle moisson de renseignements incohérents, fantaisistes ou contradictoires. Aucun barrage n’avait repéré la Volvo. Aucun flic, aucun gendarme n’avait aperçu Mathias Freire. Le bide sur toute la ligne.
Anaïs en était sûre : Mathias était déjà loin. Du moins elle l’espérait. Elle ne souhaitait pas l’attraper. Elle voulait d’abord faire la lumière sur toute l’affaire. Il n’était qu’un des maillons de l’enquête et il lui restait les autres pistes. Elle avait hâte de s’y remettre. Elle avait déjà décidé de filer à Guéthary à l’aube, afin de faire parler l’amnésique.
18 h 50.
Autant bouger plutôt que de fulminer ici dans son bureau. Elle prit sa voiture et se rendit directement au quartier Fleming. Sirène. Gyrophare. Bordeaux n’avait jamais vu autant de voitures de flics, de phares tournoyants, d’uniformes dans les rues. Merci Janusz .
Anaïs ralentit d’un coup. Elle était parvenue à destination. La zone était métamorphosée. Fourgons de police. Voitures sérigraphiées. Véhicules de l’Identité judiciaire. Tout le monde était de la fête.
Elle stoppa le moteur et imagina les flics retournant la maison vide. Cette baraque où la veille encore elle sirotait un château-lesage avec un homme séduisant. Elle eut l’impression qu’on lui piétinait son souvenir.
Читать дальше