Le bateau était là mais pas le géant au Stetson. Freire jeta un coup d’œil à sa montre. 10 heures du matin. Pas un chat entre les coques à sec, les filets enroulés, les mâts déployés sur le ciment. Seule une boutique de matériel de pêche était ouverte. Il interrogea le commerçant, qui lui conseilla de se rendre chez les Bonfils. Un cabanon au-dessus de la plage, à un kilomètre de là.
Mathias reprit sa voiture. L’inquiétude le gagnait. Il songeait aux chasseurs, et à son hypothèse de la veille. Ils étaient apparus en même temps que Patrick Bonfils. Ils s’intéressaient à ce que le cow-boy pouvait lui avoir dit. Il en avait conclu qu’il était en danger. Mais il avait oublié le principal : si lui l’était, Patrick Bonfils l’était plus encore. Il se dit soudain qu’il n’aurait pas dû le libérer. Dans sa chambre, à Pierre-Janet, le passager des brumes était en sécurité.
Il aperçut la maison qui surplombait la plage. Un bloc de ciment sur lequel le couple avait fixé une enseigne de bois en forme de thon. Il abandonna sa voiture contre un talus. Marcha jusqu’à la maison, col relevé, mains dans les poches. La pluie commençait. À sa gauche, la voie ferrée séparait les autres maisons de la plage et de l’océan. À sa droite, des paliers de broussailles descendaient vers la mer. Les pins maritimes, les ajoncs d’Europe à fleurs jaunes, les bruyères au mauve acidulé, tout dansait dans le vent.
Il frappa. Pas de réponse. Il frappa encore. En vain. Maintenant, il était franchement inquiet. Il contourna le cabanon et plongea son regard vers la mer. Sourire. Le couple était en bas du coteau. Patrick Bonfils, assis en tailleur sur un rocher, en train de rafistoler un filet. Sylvie, avec son anorak et sa démarche oscillante, faisant les cent pas le long des vagues sombres.
Quelques minutes plus tard, Freire saluait Sylvie.
— Qu’est-ce que vous foutez là ?
Il n’était plus du tout le bienvenu. D’un coup, il saisit la vérité. La femme savait. Elle avait toujours su. La fugue du 13 février n’était qu’une crise parmi d’autres.
— Vous ne m’avez pas dit la vérité hier.
— Quelle vérité ?
— Patrick n’est pas Patrick. Ce personnage est déjà le résultat d’une fugue psychogène. Sa première femme, son père brûlé à l’acide, la Légion, tout ça, c’est bidon, vous le savez depuis longtemps.
Sylvie se renfrogna :
— Qu’est-ce que ça peut faire ? On est heureux comme ça.
Freire devait avancer avec précaution. Pas d’enquête possible sans l’aide de Sylvie. Pas de vérité sans le soutien de la petite bonne femme…
— Ce n’est pas si simple, fit-il d’une voix plus calme. Patrick est malade. Vous ne pouvez le nier. Et il restera malade si on le laisse vivre dans un mensonge.
— Je comprends rien à ce que vous racontez.
Mathias lisait la peur sur le visage de Sylvie. Elle craignait la vérité. Elle craignait le véritable passé de Patrick. Pourquoi ? Le cow-boy avait peut-être des enfants, des épouses, des dettes… Ou peut-être pire : un passé criminel.
— On peut marcher ?
Sans un mot, Sylvie le dépassa et suivit la ligne bouleversée des vagues. Freire jeta un bref regard à Patrick, qui venait de l’apercevoir sous sa capuche. Il lui fit un grand signe amical de la main mais ne lâcha pas ses filets. Vraiment un innocent.
Freire rattrapa Sylvie. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable sombre. Au-dessus d’eux, des oiseaux slalomaient entre les rayures de pluie. Goélands, mouettes, cormorans… C’étaient du moins les noms qui lui venaient… Leurs cris éraillés se détachaient sur les grondements de l’océan.
— Je veux pas qu’on touche à Patrick.
— Je dois l’interroger. Je dois fouiller sa mémoire. Il ne pourra retrouver un véritable repos qu’en réintégrant son identité d’origine. Son inconscient ne cesse de lui mentir. Il vit dans une illusion, dans un mensonge qui lui ronge l’esprit et menace son équilibre. Cela ne changera absolument rien dans votre relation. Au contraire, il pourra enfin la vivre pleinement.
— Que vous dites. Et s’il se rappelle une autre ? S’il a des…
Sylvie n’acheva pas sa phrase. Elle tourna violemment la tête, comme si elle avait été surprise par un bruit. Freire ne comprenait pas : il n’avait rien entendu. Elle se tordit à nouveau, dans un sens puis dans un autre, comme touchée deux fois par une force invisible.
— Sylvie ?
Elle tomba à genoux. Stupéfait, Mathias vit qu’il lui manquait la moitié du crâne. La cervelle nue fumait dans l’air froid. La seconde suivante, son torse ruisselait de sang. Il eut un coup d’œil réflexe vers Patrick sur son rocher. Le géant se cambra, la nuque détruite, comme mordue par un animal invisible. Son ciré s’emplit de rouge. Puis sa poitrine partit en éclaboussures sombres sur fond de ciel orageux.
La scène, le mouvement, en un déclic subliminal, rappelèrent à Freire les images de l’assassinat de Kennedy. À cet instant seulement, il comprit. On leur tirait dessus. Sans la moindre détonation.
Il baissa les yeux et remarqua les crépitements dans le sable, des impacts plus forts, plus profonds que ceux des gouttes de pluie. Des balles. Des tirs étouffés par un silencieux. À travers l’averse et les embruns, une pluie de métal sifflait, frappait, détruisait.
Freire ne se posait plus de questions.
Il courait déjà vers le sentier en direction de sa voiture.
Le tireur n’était pas seul. Un autre devait l’attendre, en haut de la côte, près de sa Volvo. Slalomant entre les arbustes, Freire leva les yeux. Personne en vue. Il lança un coup d’œil circulaire par-dessus son épaule. Sur la pente d’en face, à plus de trois cents mètres, un homme dévalait un chemin de sable parmi la végétation serrée. Il tenait quelque chose de noir. Sans doute un pistolet automatique. Le sniper ou son complice ? Au même instant, des impacts vinrent écorcher les buissons près de Freire. C’était la réponse.
Le tireur était encore en position et l’avait repéré.
Il tomba en arrière plus qu’il ne plongea dans les buissons. Pins, ronces, genêts, il crapahuta là-dedans, à quatre pattes, cherchant à grimper tout en s’écartant de la piste. Il progressa, s’écorcha — et tenta d’aligner deux idées. Impossible . Seules les images sanglantes revenaient frapper sa conscience. Le crâne ouvert de Sylvie. Le corps du géant touché de plein fouet.
Freire jaillit du maquis, à hauteur de la maison des Bonfils. Il s’était déporté de cinquante mètres par rapport à la Volvo. Il courut dans sa direction, le long de la voie ferrée, se tordant les chevilles sur le ballast. Il ne voyait plus l’homme au flingue, et toujours pas le sniper. Il n’était plus qu’à quelques mètres du véhicule quand le pare-brise devint d’un coup blanc comme du sucre. Un pneu s’affaissa. Une vitre éclata.
Freire se jeta à couvert d’un groupe de pins, les poumons prêts à éclater. Ses actes ne passaient plus par sa conscience. Les balles sifflaient, toujours en direction de la voiture. Impossible de prendre le volant. Traverser la voie ferrée et courir sur la route bitumée ? Il serait une cible parfaite. S’il redescendait sur la plage, ce serait pire encore. Il n’avait plus de solution, aucune issue. Seulement la pluie qui s’abattait sur la terre, sur les feuilles, sur son cerveau…
Par réflexe, il tourna la tête. L’homme au calibre venait de surgir des taillis. Il courait dans sa direction, le long des rails, à travers l’averse. C’était bien un des deux hommes en noir. L’énarque aux sourcils broussailleux et aux cheveux rares. Il tenait un pistolet au canon trapu et lançait des regards de tous côtés. Freire devina qu’il ne l’avait pas vu.
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