Il s’accroupit. Aucune idée ne venait à sa rescousse. Il sentait l’eau ruisseler sur son visage. Les feuilles s’agiter autour de lui. Les odeurs violentes des végétaux et de la terre gorgée d’eau. Il aurait voulu s’enfouir dans cette nature. Se fondre dans la boue et les racines…
Le tonnerre gronda au loin. La terre vibra sous ses pieds. Un bref instant, il crut qu’il allait être foudroyé. Ou que le monde allait s’ouvrir pour l’enfouir dans ses abîmes. Se dressant comme un animal à l’affût, il comprit. Un train arrivait, avec son cortège de tremblements et de vibrations de métal. « Un TER »…, pensa-t-il.
Le convoi avançait au pas, sur sa droite. Avec sa voiture de tête jaune et rouge, qui traînait ses voitures comme un prisonnier tire ses chaînes. Coup d’œil à gauche : le tueur progressait dans sa direction mais ne l’avait toujours pas aperçu. Si par miracle il restait de l’autre côté de la voie pour laisser passer le train, il était sauvé. Le fracas devenait assourdissant. Le convoi n’était plus qu’à quelques mètres, roulant à faible allure. Freire s’enfonça derrière les pins mais eut le temps de voir le tueur se reculer.
Au-delà des rails.
Rendu invisible par la rame, Freire se redressa. Une voiture… Deux voitures… Des secondes de plomb, des mètres d’acier… Trois… Quatre… Les roues hurlaient sur les rails dans des gerbes d’étincelles. À la cinquième voiture — la dernière — Freire bondit dans son sillage.
Il tendit le bras, et agrippa la poignée extérieure de la porte. Il se prit les pieds dans les cailloux, trébucha mais lança son autre main. Ses doigts saisirent le métal. Il fut traîné pendant quelques mètres, se redressa, reprit de la vitesse, parvint à se hisser sur le marchepied.
Sans réfléchir, il actionna la poignée. Aucun résultat. Il essaya encore. Les rafales de pluie le cinglaient. Le vent le plaquait contre la paroi. Il s’acharnait toujours sur la portière. Il allait s’en sortir. Il fallait qu’il…
À cet instant, sous ses cils laqués d’eau, il les vit. Les deux hommes armés, en retrait des voies ferrées. L’un d’eux portait un flight-case noir à angles chromés, comme en utilisent les musiciens et les DJ. L’autre avait glissé son calibre sous son manteau. Freire se plaqua contre la porte.
Il était maintenant à découvert : les tueurs n’avaient plus qu’à tourner la tête pour le voir. Mais il y eut un miracle. Quand Freire risqua un coup d’œil dans leur direction, il les vit, de dos, courir vers la Volvo. Ils pensaient sans doute que Freire était resté près de la voiture. Le temps qu’ils comprennent que Mathias avait choisi une autre option, il serait loin.
Ou pas si loin que ça… Déjà, la rame ralentissait : le train parvenait en gare de Guéthary. Freire secoua encore la poignée. Cette fois la portière s’ouvrit. Il s’engouffra à l’intérieur.
Le train stoppait.
Une série d’yeux stupéfaits l’accueillit. Il était trempé, débraillé, couvert de feuilles, de sable, d’étamines de genêt. Il esquissa un sourire d’excuse, essayant en même temps de se rajuster. Les voyageurs détournèrent le regard. Mathias s’effondra sur une banquette, tête dans les épaules.
— Ça va pas, non ?
Assis à quelques mètres, un vieil homme l’apostrophait :
— Je vous ai vu : vous êtes malade ou quoi ?
Freire ne trouva pas de mots pour apaiser le râleur. Un sexagénaire qui suintait la haine et l’aigreur.
— Vous vous rendez compte des risques que vous prenez ? Et que vous nous faites prendre ? Imaginez que vous ayez un accident ! Si personne respecte la loi, faut pas s’étonner de la merde dans laquelle on est !
Freire accentua son sourire d’excuse.
— C’est ça, grimaça le vieillard en passant au tutoiement, rigole ! Les gens comme toi, faut les enfermer !
Sur ces mots, il se leva et descendit. Freire souffla. Le cœur dans la gorge, il lançait de brefs coups d’œil vers le quai de la gare. Les tueurs pouvaient surgir d’un instant à l’autre, inspectant chaque siège, chaque voiture… Les secondes les plus longues de son existence. Enfin, les portes se refermèrent. Le train se remit en branle.
Quelque chose au plus profond de lui se dénoua.
Il eut peur que ses sphincters ne le lâchent.
— Il ne faut pas lui en vouloir…
Un homme venait de changer de place pour s’installer face à lui. Bon Dieu. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ? Freire examina son interlocuteur sans répondre. Le nouveau venu lui offrait un large sourire, plein de bienveillance.
— Tout le monde ne comprend pas les difficultés des autres.
Freire ne cessait de scruter le couloir au-delà de l’homme, les portes de communication avec la quatrième voiture. Peut-être étaient-ils montés ailleurs… Peut-être allaient-ils apparaître…
— Tu ne me reconnais pas ?
Freire tressaillit au tutoiement. Il fixa le type. Son visage ne lui disait rien. Un patient de Pierre-Janet ? Un habitant du quartier Fleming ?
— Marseille, l’année dernière, continua-t-il à voix basse. Pointe-Rouge. Le foyer d’Emmaüs.
Mathias comprit le quiproquo. Avec son allure débraillée, l’homme le confondait avec un SDF qu’il avait sans doute croisé là-bas.
— Daniel Le Guen, se présenta-t-il en lui serrant la main. Je m’occupais de la vente au foyer. On m’appelait « Lucky Strike » parce que je clope pas mal. (Il lui fit un clin d’œil.) Tu te souviens maintenant ?
Freire parvint à extraire de sa gorge quelques mots :
— Désolé. Vous vous trompez. Je ne connais pas Marseille.
— Tu n’es pas Victor ? (Il se pencha et répéta, sur un ton de confidence :) Victor Janusz ?
Mathias ne répondit pas. Il connaissait ce nom mais impossible de se souvenir où il l’avait entendu.
— Pas du tout. Je m’appelle Freire. Mathias Freire.
— Excusez-moi.
Freire l’observait toujours. Ce qu’il perçut dans son regard ne lui plut pas du tout. Un mélange de compassion et de complicité. Le bon Samaritain avait sans doute remarqué, avec un temps de retard, la qualité de ses vêtements. Il se disait maintenant que Victor Janusz avait remonté la pente. Et qu’il ne tenait pas à ce qu’on lui rappelle sa déchéance passée. Mais où avait-il entendu ce nom ?
Il se leva. L’homme lui saisit le bras et tendit une carte de visite :
— Prenez ça. Au cas où. Je suis dans le coin pour quelques jours.
Freire prit la carte et lut :
DANIEL LE GUEN
COMPAGNON EMMAÜS
06 17 35 44 20
Il la fourra dans sa poche sans le remercier et partit s’installer quelques banquettes plus loin. Les pensées tournaient au fond de sa tête. Il songeait aux tueurs. À Patrick et Sylvie qui venaient de mourir sous ses yeux. Et maintenant, cette confusion avec un autre…
Le visage collé contre la vitre, il regardait la mer se dissoudre sous la pluie. Il sentait le long de ses vertèbres une coulée d’angoisse, moite et brûlante. En même temps, il se détendait. Le train roulait à pleine vitesse. La torpeur des passagers le rassurait. Il allait rentrer à Bordeaux. Foncer au commissariat. Tout raconter à Anaïs. Avec un peu de chance, elle aurait déjà identifié la plaque du Q7. Elle allait mener l’enquête. Trouver une explication. Arrêter les tueurs. Tout rentrerait dans l’ordre…
Le nom de Victor Janusz revint soudain traverser son esprit et le fit tressaillir. Qui était ce Janusz ? Ses pensées prirent un nouveau tour. Un doute inexplicable s’insinua en lui. Il revit en accéléré le film de ces derniers jours. Sa passion — son obsession — pour le patient Bonfils. Sa rage à découvrir qui il était vraiment. Sa détermination à éclaircir ce cas, coûte que coûte. Pourquoi s’investissait-il à ce point, lui qui avait décidé de se tenir à distance ? Pourquoi tant d’énergie pour comprendre le trouble mental du cow-boy ?
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