Mais elle n’avait contacté ni les juges, ni les avocats, ni les plaignants. Elle était rentrée à Bordeaux. Elle avait ouvert un coffre à la banque et y avait planqué son dossier. En fermant la boîte métallique, elle avait mesuré l’ironie de la situation : avec cette première enquête criminelle, elle avait gagné son baptême de flic. Mais elle avait tout perdu. Son enfance. Ses origines. Son identité. Son avenir était désormais une page blanche à écrire.
Anaïs se releva parmi les plants de vigne. La crise était passée. Comme toujours, elle en venait à la même conclusion. Elle devait se trouver un mec. C’était ce dont elle avait le plus besoin. Un homme entre les bras de qui ses souvenirs, ses traumatismes, ses angoisses ne pèseraient plus rien. Elle essuya ses larmes, épousseta ses genoux, remonta la pente des cépages. Un homme dans sa vie . Elle ne pensait pas au coordinateur de la PTS, l’Arabe enchanteur, ni aux zombies qui l’attendaient sur le Net.
Elle songeait au psychiatre.
L’intellectuel passionné, dans sa bibliothèque de bois verni.
Elle voulut se laisser aller à ses rêves mais le souvenir de Freire la ramena plutôt au meurtre. Elle jeta un coup d’œil à son portable. Pas de message. Dormir quelques heures. Reprendre l’enquête dès l’aube. Pour elle, le compte à rebours avait commencé.
Elle retrouva sa voiture. Elle ne sentait plus le froid. Seulement la brûlure de ses yeux qui avaient trop pleuré. Et le goût d’eau de mer au fond de sa gorge.
Elle déverrouillait la portière quand son portable sonna.
— Allô ?
— C’est Zak.
— Où t’étais, bon Dieu ?
— Dans le Sud. J’ai retrouvé ton taureau.
— Vous êtes sûr ?
— Aucun doute. C’est Patrick. Patrick Bonfils.
L’infirmière se tenait face à son bureau, debout, les mains sur les hanches. Myriam Ferrari. 35 ans. 1,70 mètre 80 kilos. Freire la connaissait bien. Aussi solide que ses collègues masculins, avec des airs de nounou plutôt bienvenus. Elle était encore vêtue de son manteau, portant son sac en bandoulière. À la première heure en ce lundi, elle avait demandé à voir Mathias Freire.
Elle venait de reconnaître le cow-boy amnésique dans les couloirs de l’unité.
Le psychiatre ne pouvait admettre une telle coïncidence.
— Je suis basque, docteur. Ma famille vit à Guéthary, un village sur la côte, près de Biarritz. Tous les week-ends, j’y retourne. Mon beau-frère tient un magasin d’alimentation près du fronton et…
— Donc ?
— Donc, quand je suis arrivée ce matin, j’l’ai tout de suite reconnu. J’me suis dit : c’est Patrick ! Patrick Bonfils. Un pêcheur bien connu par chez nous. Son bateau mouille à l’embarcadère.
— Vous lui avez parlé ?
— Bien sûr. J’lui ai dit : « Salut Patrick, qu’est-ce que tu fais là ? »
— Qu’est-ce qu’il vous a répondu ?
— Rien. En un sens, c’était une réponse.
Freire, les yeux baissés, observait les objets sur son bureau. Son bloc. Son stylo. Son Vidal — le lexique français des médicaments. Son DSM (Diagnostic and Statistical Manual) — l’ouvrage américain de référence qui classifie les troubles mentaux. Ces objets lui renvoyaient l’image de son mince savoir. Sa propre impuissance.
Sans l’aide du hasard, aurait-il jamais réussi à identifier cet homme ?
— Dites-m’en plus, ordonna-t-il à l’infirmière.
— Je sais pas quoi vous dire.
— Il a une femme ? des enfants ?
— Une femme, oui. Enfin, une copine. Ils sont pas mariés.
— Vous connaissez son nom ?
— Sylvie. Ou Sophie. Je sais plus. Elle travaille dans le café qui fait le coin avec le port. En saison haute. En ce moment, elle aide Patrick à réparer ses filets, ce genre de trucs…
Freire prenait des notes. Il songea au plancton sous les ongles de l’amnésique. Guéthary appartenait à la zone où vivait cette algue. Patrick Bonfils . Il souligna le patronyme.
— Ils sont installés à Guéthary depuis combien de temps ?
— Je sais pas. Je les ai toujours connus. Enfin, nous, on est sur Guéthary depuis quatre ans.
S’il tenait l’identité de l’homme, il pourrait le ramener, en douceur, à sa personnalité d’origine. Ensuite, il pourrait se concentrer sur son traumatisme. Ce qu’il avait vu à la gare .
— Je vous remercie, Myriam, fit-il en se levant. Ces faits nouveaux vont nous être très utiles pour soigner… Patrick.
— Si je peux me permettre, faites gaffe… Il a l’air plutôt… secoué.
— Ne vous inquiétez pas. Nous allons travailler par étapes.
L’infirmière disparut.
Toujours debout, Freire relut ses notes et se dit qu’au contraire, il n’y avait pas de temps à perdre. Il verrouilla sa porte et décrocha son téléphone. Un coup de fil aux renseignements et il obtint le numéro de Patrick Bonfils, à Guéthary.
Après trois sonneries, une voix de femme répondit.
Le psychiatre n’y alla pas par quatre chemins :
— Sylvie Bonfils ?
— Je m’appelle pas Bonfils. Je m’appelle Sylvie Robin.
— Mais vous êtes la compagne de Patrick Bonfils ?
— Qui vous êtes ?
La voix oscillait entre espoir et inquiétude.
— Je suis le docteur Mathias Freire, psychiatre au CHS Pierre-Janet, à Bordeaux. J’ai recueilli Patrick Bonfils dans mon unité, il y a maintenant trois jours.
— Seigneur…
Sa voix s’étrangla. Mathias perçut un léger sifflement. La femme pleurait, d’une manière étrange, aiguë, continue.
— Madame…
— J’étais si inquiète, sanglota-t-elle… J’avais aucune nouvelle.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Six jours, maintenant.
— Vous n’avez pas lancé un avis de recherche ?
Pas de réponse. Le sifflement, à nouveau.
Il préféra repartir à zéro :
— Vous êtes bien la compagne de Patrick Bonfils, pêcheur à Guéthary ?
— Oui.
— Dans quelles conditions a-t-il disparu ?
— Mercredi dernier. Il est parti à la banque.
— À Guéthary ?
Elle eut un bref rire entre ses larmes :
— Guéthary, c’est un village. Il est parti à Biarritz, avec notre voiture.
— Quel modèle ?
— Une Renault. Un vieux modèle.
— À partir de quand vous êtes-vous inquiétée ?
— Mais… tout de suite. D’abord, je voulais savoir ce qui s’était passé à la banque. On a des ennuis. Des ennuis graves…
— Des dettes ?
— Un emprunt. Pour le bateau. On est… Enfin, vous voyez, quoi… La pêche, c’est devenu de plus en plus difficile. On est couverts de taxes. Les règles arrêtent pas de changer. Et pis y a les Espagnols qui nous piquent tout. Vous regardez pas les nouvelles ?
Mathias notait d’une main nerveuse sur son bloc.
— Que s’est-il passé ?
— Rien. Il est pas rentré de la journée. J’ai appelé la banque. Ils l’avaient pas vu. J’suis allée au port. Dans les cafés où il a l’habitude d’aller.
— Patrick boit ?
Sylvie ne répondit pas. Une forme de confirmation. Freire écrivait toujours. Patrick Bonfils était un cas d’école. Sous la pression des soucis d’argent, l’homme s’était délesté de son identité comme d’un manteau trop lourd. Puis il était monté dans un train, direction Bordeaux. Mais quel rôle jouait alors le traumatisme de la gare ? Avait-il seulement existé ? D’où provenaient l’annuaire et la clé ?
— Ensuite ?
— Le soir, je suis allé à la Gendarmerie. Ils ont lancé un avis de recherche.
Les gendarmes n’avaient pas dû se précipiter sur les traces d’un pêcheur alcoolique. Dans tous les cas, l’avis de recherche n’était pas arrivé jusqu’en Gironde.
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