— Tu ne dois pas te laisser aller.
— Tu n’as rien compris, Mat. Je suis un Sans-Lumière. Tout ce que je peux faire, c’est témoigner. (Il posa son index sur sa tempe.) Décrire ce qui se passe ici, dans ma tête.
Il s’arrêta une seconde, voûté, attentif, comme s’il considérait l’intérieur de son esprit au microscope :
— Il y a encore une part en moi qui mesure ma chute. Une part effrayée. Mais l’autre partie, de plus en plus grande, jouit de cette libération. C’est comme une poche d’encre qui se répand dans mon cerveau. (Il ricana.) Je suis infiltré, Mat. Infiltré chez les damnés. Dans peu de temps, je serai perdu pour la cause…
Je sentis monter l’irritation en moi. Toute ma démarche était à l’opposé de ce discours, de cette position. Je voulais tirer cette enquête vers le rationnel, le concret, et Luc se roulait dans les diableries.
— Tu as parlé d’un service, dis-je avec impatience. Qu’est-ce que c’est ?
— Protège ma famille.
— De qui ?
— De moi. Dans un jour ou deux, je répandrai la violence et la terreur. Et je commencerai par mes proches.
Je posai ma main sur son épaule :
— Luc, tu es soigné ici. Il n’y a rien à craindre. Tu…
— Ta gueule. Tu ne sais rien. Bientôt, ce n’est pas cette chambre d’isolement qui pourra m’empêcher d’agir. Bientôt, vous me ferez tous de nouveau confiance. En apparence, j’aurai retrouvé ma santé mentale. Mais c’est alors que je serai vraiment dangereux…
Je soupirai :
— Concrètement, que veux-tu que je fasse ?
— Mets des gars devant chez moi. Protège Laure. Protège les petites.
— C’est absurde.
Il me lança un regard aigu, comme s’il voulait entrer dans ma tête.
— Je ne suis pas la seule menace, Mat.
— Qui d’autre ?
— Manon. Elle va vouloir se venger.
C’était le délire de trop. Je me relevai :
— Il faut que tu te soignes.
— Écoute-moi !
Un bref instant, il fut défiguré par la haine. Un bref instant, je crus au règne de Satan.
— Tu crois qu’elle va me pardonner d’avoir témoigné contre elle ? Tu ne la connais pas. Tu ne sais rien de son esprit. Tu ne sais rien de Celui qui l’habite. Dès qu’elle le pourra, elle agira. Elle détruira ce que j’ai de plus cher. Son air d’innocence est un masque. Elle est saturée par le diable. Et lui ne peut me pardonner. Je suis en train de trahir leur secret, tu piges ? Il va vouloir arrêter ça. Et se venger sur les miens !
— Tu délires complètement.
— Fais-le. Au nom de notre amitié.
Je reculai d’un pas. Je savais que Zucca nous observait à travers le store. Il allait revenir m’ouvrir la porte. J’avais prévu d’interroger Luc sur ses souvenirs d’après son réveil. Je voulais savoir s’il ne se rappelait pas un médecin en particulier, qui serait revenu plusieurs fois auprès de lui. Un possible Visiteur des Limbes.
Mais je renonçai à toute question.
Haldol ou non, Luc ne faisait plus aucun distinguo entre la réalité et son délire.
La porte se déverrouilla dans mon dos. Luc se dressa sur son matelas :
— Envoie des mecs. Je t’en prie. Tu peux faire ça, non ?
— Aucun problème. Compte sur moi.
Retour à la boîte.
Mes dossiers étaient arrivés, par fax et par mail.
Le rapport de la commission internationale d’experts à propos d’Agostina Gedda.
Le dossier médical et psychiatrique de Raïmo Rihiimäki. La liste de tous ceux qui avaient approché Luc à l’Hôtel-Dieu. Gardant mon manteau, j’imprimai les deux derniers documents, reçus par mail, et commençai ma lecture du fax affichant la liste des experts qui avaient attesté le miracle d’Agostina. Le fameux Comité Médical International :
— Prof. Andréas Schmidt
Universität zu Köln
Albertus-Magnus-Platz
50923 KÖLN — DEUTSCHLAND
— D rssa Maria Spinelli
Policlinico Universitario
Viale A. Doria — 95125 CATANIA-ITALIA
— Dr. Giovanni Ponteviaggio
Ospedale dei bambini G. di Cristina piazza Porta Montalto — 8 90134 PALERMO-ITALIA
— Prof. Chris Hartley
King’s College London
Strand, London WC2R 2LS — ENGLAND, UNITED KINGDOM
— Dr. Martin Gens
Centre Hospitalier Psychiatrique de Liège
Site du Petit Bourgogne
Rue Professeur-Mahaim 84
4000 LIÈGE — BELGIQUE
— Prof. Moritz Beltreïn
Centre Hospitalier Universitaire Vaudois
Rue du Bugnon 46
1011 LAUSANNE — SUISSE
— Mgr. Filippo de Luca
Caritas Diocesana di Livorno
Via del seminario, 59
57 122 LIVORNO — ITALIA
— Pierre Bucholz
Bureau des Constatations Médicales
Les Sanctuaires 1, avenue Monseigneur-Théas
65108 LOURDES CEDEX — FRANCE
Un nom me sauta au visage : Moritz Beltreïn. Que foutait-il sur cette liste ? En tant que spécialiste international du coma, il n’était pas si étonnant que la Curie romaine l’ait sollicité pour étudier le cas d’Agostina mais je me souvenais lui avoir soumis le nom de la miraculée de Catane : il avait prétendu ne pas la connaître. Pourquoi avait-il menti ?
Je pris les feuilles concernant Raïmo Rihiimäki, fraîchement imprimées. J’attrapai un feutre surligneur et relevai, au fil du texte estonien, les noms propres. Je passai sur chacun d’eux un trait de couleur — ce n’étaient que des noms d’origine balte, qui ne me disaient rien.
À la fin du rapport, je tombai sur un passage rédigé en anglais. Un bilan signé par un expert étranger, venu en renfort pour constater la rémission de Raïmo.
Je faillis hurler.
La signature indiquait : Moritz Beltreïn !
Les lignes se brouillèrent devant mes yeux. Le Suisse pouvait-il être le Visiteur des Limbes ? Ou du moins avoir un lien avec la série des meurtres ? Ce professeur terre à terre, qui m’avait ri au nez quand je lui avais parlé de miracle et de diable ?
J’attrapai dans l’imprimante la liste d’Eric Thuillier — les médecins, spécialistes et infirmières qui avaient approché Luc Soubeyras depuis son réveil. Une trentaine de noms au total.
Je suivis la liste des patronymes de mon Stabilo. En haut de la deuxième page, quatre syllabes m’arrachèrent un gémissement : Moritz Beltreïn. Présent dans le service de réanimation de l’Hôtel-Dieu les 5, 7 et 8 novembre !
Présent dès le premier jour d’éveil de Luc Soubeyras.
Mes pensées battaient au rythme de mon cœur.
Saccades et cataractes.
Moritz Beltreïn en Visiteur des Limbes.
Le bonhomme indéchiffrable. Le sosie d’Elton John. Le créateur des Sans-Lumière, vraiment ? Le manipulateur qui se glissait dans l’inconscient des rescapés et tuait selon un rituel démoniaque ?
Je décrochai mon téléphone et appelai Thuillier. J’attaquai aussi sec :
— Je voulais vous parler d’un médecin suisse. Moritz Beltreïn.
— Oui. Et alors ?
— Vous le connaissez ?
— Bien sûr. Une sommité.
— Je vois sur votre liste qu’il est venu à l’Hôtel-Dieu, quand Luc s’est réveillé.
— Un hasard. Il était de passage à Paris. Il a interviewé Luc pour un bouquin qu’il écrit sur le coma. Ou un article, je ne sais plus.
— Que pensez-vous de lui ?
— Un génie. À lui seul, il a révolutionné les techniques de réanimation. Pas un fait ne se passe dans ce domaine sans qu’il soit au courant.
Alternance de fouets brûlants et glacés sur mon visage. Beltreïn cadrait parfaitement avec le profil du Visiteur. Il était informé des cas de réanimation les plus spectaculaires à travers le monde. Il disposait d’un solide réseau international. Son regard était tourné en permanence vers ces confins inexprimables de l’esprit. Le coma. La mort. Le réveil. Un homme qui, derrière ses allures de médecin cartésien, devait être fasciné par les limbes de l’inconscience…
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