Je rappelai Manon. Répondeur. Je composai le numéro de la magistrate. Répondeur aussi. Putain de merde. Je passai deux autres coups de fil et obtins confirmation que l’audition se déroulait rue des Trois-Fontanots, à Nanterre.
Je branchai ma sirène, plaquai mon gyrophare sur mon toit et pris la direction de la Défense. À fond. Les révolutions de lumière saturaient mon habitacle d’un bleu polaire. Sans lever le pied de l’accélérateur, je me dis que, malgré tout, je ne devais pas oublier mon enquête. Je m’arrachai aux images de Manon en larmes, perdue, et revins à l’autre priorité : les dossiers des miraculés.
J’appelai Valtonen, le psychiatre de Raïmo Rihiimäki. Je lui expliquai l’urgence en hurlant — m’envoyer le plus vite possible le dossier médical de Raïmo, comprenant les noms de tous les médecins et spécialistes qui l’avaient approché.
Valtonen les avait déjà numérisés. Il pouvait me les mailer immédiatement mais attention : il n’avait pas retrouvé la version anglaise. Tout était rédigé en estonien. Pas de problème : je cherchais un nom, pas un commentaire scientifique.
Toujours dans le fracas de la sirène, je contactai le Bureau des Constatations médicales à Lourdes, afin d’obtenir les noms des experts qui avaient entériné le miracle d’Agostina Gedda. On m’expliqua que ces documents étaient actuellement sous scellés, pour cause d’enquête criminelle. Pierre Bucholz, le médecin qui avait suivi Agostina, venait d’être assassiné.
Je raccrochai sans m’expliquer ni donner mon nom. Merde de merde de merde. Je songeai à van Dieterling : lui aussi possédait le dossier. Mais c’était encore lui demander une faveur et je ne voulais plus négocier avec l’homme en pourpre.
Restait le diocèse de Catane. J’appelai Mgr Corsi. Je coupai ma sirène et parlai à deux prêtres avant d’avoir l’archevêque en ligne. Il se souvenait de moi et ne voyait pas de difficulté à m’envoyer le rapport d’expertise du Saint-Siège. Mais il voulait me poster des photocopies, ce qui impliquait un délai d’une semaine minimum. Conservant mon sang-froid, j’expliquai l’urgence de mon enquête et obtins qu’un de ses diacres me faxe le dossier dans la matinée. Je me confondis en remerciements.
Dans la foulée, je composai le numéro de l’hôpital universitaire de Lausanne. Je devais aussi me procurer les documents sur le sauvetage et le traitement de Manon Simonis. Le D rMoritz Beltreïn était en séminaire et ne rentrait que le soir. Or, lui seul savait où se trouvait le dossier. Voulais-je laisser un message ?
Je demandai à parler à la stagiaire que j’avais croisée la première fois — je me souvenais de son nom : Julie Deleuze. Elle ne travaillait que le week-end et ne commençait sa permanence que le vendredi soir, dans quelques heures. Je raccrochai, me jurant de rappeler en fin d’après-midi.
Porte Maillot.
Je fis mes comptes. J’obtiendrais les dossiers de Raïmo et d’Agostina aujourd’hui. Par ailleurs, Éric Thuillier allait me faire porter la liste de tous ceux qui avaient approché Luc Soubeyras depuis son réveil. Il ne me manquerait plus que le bilan de Manon pour comparer toutes ces données et voir si un nom ressortait.
J’évitai le tunnel en direction de Saint-Germain-en-Laye et empruntai le boulevard circulaire, qui me conduisit directement à la sortie « Nanterre-Parc », la voie la plus rapide pour gagner le quartier général de la flicaille à Nanterre.
Des gardes en uniforme m’interdirent l’accès aux bureaux. Je n’avais pas rendez-vous et ne possédais aucune convocation. J’avais moins de chance que Foucault, qui était entré la veille ici comme dans un moulin. Je demandai qu’on prévienne Corine Magnan de ma présence.
Cinq minutes plus tard, la juge aux cheveux roux apparut. Ses joues n’étaient plus couleur de rouille, mais de flammes. Elle ne me dit même pas bonjour.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? lança-t-elle en franchissant le portique antimétal.
Le ton bouillait de colère. La sonnerie du système fit écho à ses paroles, ajoutant à l’agression de la voix.
— Je veux parler à Manon.
Elle eut un rire forcé, qui s’arrêta net. Je fis un pas vers elle :
— Vous prétendez m’en empêcher ?
— Je ne prétends rien, dit-elle. Vous ne pouvez pas la voir : vous le savez bien.
— Je suis commandant à la Criminelle !
— Calmez-vous.
J’avais hurlé dans l’espace rempli de flics. Tous les regards tombèrent sur moi. Je me passai la main sur le visage, moite de sueur. Mes doigts tremblaient. Magnan me prit par le bras et proposa, un cran plus bas :
— Venez. Allons dans un bureau.
Le barrage de sécurité puis, sur la droite, un couloir ponctué de portes. Salle de réunion. Table blanche, sièges en rangs, murs beiges. Un terrain neutre.
— Vous connaissez la loi aussi bien que moi, dit-elle en fermant la porte. Ne vous couvrez pas de ridicule.
— Vous n’avez rien contre elle !
— Je veux simplement l’interroger. Je n’étais pas certaine qu’elle accepte de venir sans mesure coercitive.
— Témoigner sur quoi, bon sang ?
— Sa propre expérience. Je veux fouiller encore ses souvenirs.
Je marchai le long des sièges sans m’asseoir, à vif.
— Elle ne se rappelle rien. Elle l’a dit et répété. Putain, vous êtes bouchée ou quoi ?
— Calmez-vous. Il faut que je sois sûre qu’elle n’a pas vécu d’expérience similaire à celle de Luc, vous comprenez ? Il y a du nouveau.
— Du nouveau ?
— J’ai vu Luc Soubeyras hier soir. Son état empire.
Je blêmis :
— Qu’est-ce qui s’est passé encore ?
— Une sorte de crise. Il a voulu me parler, en urgence.
— Comment était-il ?
— Allez le voir. Je ne peux pas décrire ce que j’ai vu.
Je frappai la table des deux mains :
— Vous appelez ça du nouveau ? Un homme en plein délire ?
— Ce délire même est un fait. Luc prétend que Manon Simonis a subi le même traumatisme. Il dit qu’elle est, disons, sous l’emprise de cette expérience ancienne. Un choc qui pourrait avoir libéré en elle des instincts meurtriers.
— Et vous croyez à ces conneries ?
— J’ai un cadavre sur le dos, Mathieu. Je veux interroger Manon.
— Vous pensez qu’elle est folle ?
— Je dois m’assurer qu’elle est tout à fait… maîtresse d’elle-même.
Je compris une autre vérité. Je levai les yeux vers le plafond :
— Il y a un psychiatre là-haut ?
— J’ai saisi un expert, oui. Manon le verra, après que je l’aurai auditionnée.
Je m’écroulai sur un siège :
— Elle ne tiendra pas le coup. Putain, vous ne vous rendez pas compte…
Corine Magnan s’approcha. Sa main effleurait la table de réunion, au-dessus de la rangée de chaises :
— Nous travaillons en douceur. Je ne peux exclure qu’une clé de l’affaire se trouve dans cette zone noire de son esprit.
Je ne répondis pas. Je songeai aux paroles prononcées par Manon en latin, quelques heures auparavant. « Lex est quod facimus… » Moi-même, je n’étais sûr de rien.
Corine Magnan s’assit en face de moi :
— Je vais vous faire une confidence, Mathieu. Dans cette affaire, j’avance sans biscuit. Et je crée le mouvement en marchant. Je ne dois négliger aucune hypothèse.
— Manon possédée : ce n’est pas une hypothèse, c’est n’importe quoi.
— Toute l’affaire Simonis est hors norme. La méthode du meurtre. La personnalité de Sylvie, une fanatique de Dieu, soupçonnée d’infanticide. Sa fille, victime d’un assassinat, traversant la mort et ne se souvenant de rien. Le fait que le meurtre qui nous occupe soit la copie conforme d’autres assassinats, tout aussi sophistiqués. Et maintenant Luc Soubeyras qui se plonge volontairement dans le coma jusqu’à perdre la raison !
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