Je me redressai. Non. C’était trop facile. Je pouvais encore défendre ma théorie. Si Manon avait été conditionnée par le Visiteur des Limbes, des fragments de l’expérience pouvaient lui échapper dans son sommeil : cela ne prouvait pas sa culpabilité. C’était lui, le démiurge, le tueur de l’ombre, qui avait sacrifié Sylvie Simonis et endoctriné Manon à son insu !
Je me relevai et essuyai mes yeux.
Identifier le Visiteur.
Le seul moyen de sauver Manon.
D’elle-même et des autres.
8 h 30, vendredi 15 novembre.
Pas fermé l’œil de la nuit.
Manon s’était levée à 7 heures. Je lui avais préparé un petit déjeuner — croissants et pains au chocolat, achetés chez le boulanger — puis j’avais passé une demi-heure à la rassurer sur la tournure des événements. Manon n’était pas convaincue. Sans compter qu’elle devenait claustrophobe dans mon appartement. Je l’avais embrassée, sans une allusion à ses paroles de la nuit, et lui avais promis de repasser à l’heure du déjeuner.
J’étais maintenant rue Dante, sur la rive gauche, juste en face de la cathédrale Notre-Dame. À quelques mètres du square de la veille. Je me garai en double file, devant mon adresse.
L’Apsara est un salon de thé, mi-indien, mi-indonésien. J’y donnais rendez-vous à mes flics quand une réunion secrète s’imposait — personne n’aurait eu l’idée de chercher des gars de la Crime dans un lieu où on ne pouvait boire que du thé parfumé au gingembre et du lassi à la mangue.
Le salon était fermé. C’était une tolérance de la part du patron de nous recevoir si tôt. La décoration évoquait l’intérieur d’une feuille de palme : tentures émeraude, nappes Véronèse, serviettes en papier vert d’eau. Tout le mobilier était en osier.
La planque parfaite.
Seul problème : il était interdit d’y fumer.
J’étais le premier. Je fermai mon portable et commandai un thé noir. Sirotant mon Keemun, je ressassai ma stratégie d’urgence. Il était temps de mettre au parfum mes hommes, dans le détail. J’avais déjà perdu un temps inouï — une semaine, jour pour jour, depuis mon retour de Pologne. Il fallait maintenant leur expliquer toute l’affaire et leur assigner des missions précises pour les deux jours à venir. Ce n’était pas possible qu’on ne décroche pas un indice, un seul, sur le Visiteur des Limbes !
Foucault, Meyer et Malaspey arrivèrent, fragilisant le décor par leur seule présence. À voir leurs carrures, manches de cuir et revers de parka, on craignait pour les sculptures de porcelaine et autres délicats bibelots du restaurant.
Dès qu’ils furent assis, j’attaquai mon exposé.
Chapitre un : le meurtre de Massine Larfaoui. Chapitre deux : l’affaire Sylvie Simonis, dans le Jura. Chapitre trois : les autres meurtres selon le même rituel, puis je parlai des « Near Death Expériences », des Sans-Lumière… Je leur livrai, clés en main, l’étage métaphysique de l’affaire : l’expérience négative, l’intervention du diable, le Serment des Limbes.
Mes gars ouvraient des yeux ronds.
Enfin, j’exposai mon hypothèse rationnelle. Un homme, et un seul, derrière le cauchemar. Un dément qui se prenait pour Satan, créant ses propres Sans-Lumière et les vengeant à coups d’acides et d’insectes.
Je laissai reposer les informations dans les esprits, puis repris :
— En résumé, je cherche un tueur unique. Et je suis certain que le mec vit dans le Jura. C’est lui qui a dessoudé Sylvie Simonis, Salvatore, le mari d’Agostina Gedda, et le père de Raïmo Rihiimäki. C’est lui qui conditionne les miraculés, leur inculquant des souvenirs sataniques. Plus ça va, plus je pense qu’il s’agit d’un médecin, disposant de solides connaissances dans d’autres domaines : chimie, botanique, entomologie, anesthésie. À mon avis, il a vécu en Afrique centrale. Il a le moyen de connaître les cas spectaculaires de réanimés et de se retrouver à leur chevet. Et il peut se glisser incognito dans un hôpital.
Après un temps, je lâchai un autre scoop :
— Je pense que c’est lui aussi qui a manipulé la mémoire de Luc, à son réveil du coma.
Nouveau silence. Personne n’avait touché à sa tasse de terre cuite. C’était l’affaire la plus dingue que chacun de nous ait jamais croisée. Enfin, Foucault prit la parole, se trémoussant sur son siège :
— Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— On reprend l’enquête à zéro, en se concentrant sur les faits concrets.
— J’ai ratissé ta vallée, Mat. Tes histoires de scarabée et de…
— Il faut recommencer. Le mec est là, j’en suis certain. (Je me tournai vers Meyer.) Toi, tu grattes à nouveau sur les insectes, le lichen, les Africains du Jura. Foucault t’expliquera. J’ai la conviction qu’un fait, un nom, sortira en croisant ces données. Ce n’est pas possible autrement.
Je passai à Malaspey :
— Toi, tu suis la filière Larfaoui. Tu te concentres sur la drogue africaine, l’iboga noir, très difficile à trouver. Un produit que le Kabyle vendait à quelques initiés. J’ai un dossier là-dessus, que je t’ai apporté. Essaie de voir s’il existe d’autres réseaux pour se procurer la défonce. Mon tueur en cherche, j’en suis sûr, pour ses expériences. Il va contacter d’autres dealers.
Malaspey prenait des notes, pipe aux dents. Je pouvais lui faire confiance : il avait passé plusieurs années aux Stups. Foucault intervint :
— Et moi ?
— Selon ma théorie, le tueur localise les cas de réanimations à travers l’Europe. Il possède donc un moyen de les identifier. C’est notre piste la plus sérieuse. D’une façon ou d’une autre, il repère les survivants. On doit découvrir comment il fait.
— Concrètement, je contacte qui ?
— Les associations qui recensent les cas de NDE ou simplement les expériences de décorporation. L’IANDS par exemple : l’International Association for Near Death Studies.
— C’est américain ?
— Il y a un bureau aux USA, mais aussi en France et dans plusieurs pays d’Europe. Tu interroges chaque branche. Ils se souviendront peut-être d’un mec intéressé par les expériences négatives. Ou simplement d’un personnage suspect. Comme tu es à l’aise avec les langues étrangères, tu n’auras pas de problème.
Foucault tira la gueule. Je continuai :
— Élargis ta recherche à tous les rescapés spectaculaires, même s’ils n’ont pas eu de visions. Après tout, si j’ai raison, mon tueur se charge de leur imprimer le cerveau. Il doit exister des associations s’occupant des rescapés du coma.
J’allumai une Camel — tant pis pour l’atmosphère épurée du salon.
— De mon côté, fis-je, je récupère les dossiers médicaux de Raïmo Rihiimäki, d’Agostina Gedda, de Manon Simonis. Un nom commun à ces trois dossiers va peut-être sortir. Un médecin, un expert, un spécialiste.
Meyer risqua :
— Mat, c’est bien beau de partir comme ça, avec sa bite et son couteau. Mais on a d’autres affaires au feu.
— Vous arrêtez tout.
— Et Dumayet ? demanda Foucault.
— Je m’en charge. Cette enquête est notre priorité absolue. Je vous veux tous les trois au taquet.
Point d’orgue. J’éclatai de rire. Je fis signe au serveur :
— Passons aux choses sérieuses. Ils doivent bien planquer une bouteille ici !
Une bombe m’attendait dehors.
Un message de Manon, laissé à 9 h 10.
— Où t’es ? Ils m’arrêtent, Mat ! Ils me mettent en garde à vue ! Je sais pas où je vais. Viens me chercher !
La communication finissait sur un souffle bref, haletant — celui d’un animal apeuré. Magnan avait donc agi plus vite que prévu. Et opté pour le pire : la garde à vue. Vingt-quatre heures d’incubateur, renouvelables une fois, avec fouille à corps et confiscation de tout objet personnel. Qui allait l’interroger ? Je songeai aux gars de la l reDPJ — les plus durs de tous.
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