À Vevey, je bifurque vers Bulle, prenant l’autoroute E27, puis quitte la voie rapide et monte vers les sommets, en direction de Spiez. Je pense à ma traversée du col du Simplon : plusieurs siècles semblent avoir passé depuis la course des tunnels.
Wessenburg.
Julie Deleuze a dit vrai : la direction de la Villa Parcossola est indiquée. Je quitte la chaussée brillante pour une route enneigée. L’humeur du paysage change comme celle d’un visage. Des sapins, de plus en plus serrés, de plus en plus noirs. Des congères mates, bleutées, faisant écho aux nuages couleur d’inox, au-dessus des bois.
Un panneau apparaît, désignant un chemin de gravier pâle. Une veine blanche dans le corps sombre de la forêt. Je me glisse sous les conifères. Je croise une centrale électrique. Bloc gris émergeant des buissons et renforçant, mystérieusement, la solitude des lieux.
Au détour d’un virage, les arbres s’ouvrent et révèlent la villa.
Structurée en plusieurs terrasses de béton, elle enjambe une cascade, la laissant filer entre ses fondations. J’éteins mes phares et attends que la demeure se précise sous la clarté de la lune. Elle rappelle une construction célèbre de Frank Lloyd Wright, la « Falling-water », conçue sur le même principe. En suspens au-dessus des eaux.
Je stoppe à une cinquantaine de mètres de l’aire de stationnement. Aucune voiture sur le parking. J’attrape ma torche électrique, des gants de latex et me jette dehors.
Je marche vers la résidence, restant dans les ornières d’ombre. Le vacarme du torrent couvre mes pas sur les graviers.
J’englobe maintenant la villa d’un seul regard. Chaque niveau, bordé d’un balcon de ciment, s’avance de plus en plus loin au-dessus du torrent, défiant les lois de la physique. La maison, massive à l’arrière, fait contrepoids. Tout est éteint. À gauche, deux tours carrées, en briques, encadrent un hall vitré étroit. Les flots d’argent et les sapins noirs se reflètent sur le verre, donnant l’illusion d’avoir pénétré la demeure.
J’avance encore et remarque un détail. Les baies vitrées ne sont pas éteintes, mais obturées par des volets roulants. Beltreïn est-il derrière ? Je plonge sous les terrasses et emprunte une coursive surplombant le torrent. Le souffle des eaux emplit tout l’espace et me fouette le visage.
Je passe sous le corps du bâtiment. Au bout de la passerelle, un escalier bétonné conduit au rez-de-chaussée, vers une pelouse argentée. J’avance et me retourne. La façade principale de la résidence est là. Avec son portail, sa sonnette, sa caméra vidéo. Le gravier brille sous la lune. On dirait un décor.
Je reviens aussitôt près de l’édifice, longe le mur vers la gauche jusqu’à l’angle, en quête d’une porte de service — ou même d’une lucarne à fracasser. J’aperçois un autre escalier, qui passe encore sous les fondations. Mû par un instinct, je l’emprunte et découvre, à mi-chemin, une porte de fer.
L’accès au sous-sol ou à un garage.
Fourmillement dans mon sang. Je dégaine mon Glock et fais sauter le cran de sûreté. Mon manteau me colle à la peau, trempé et glacé à la fois. D’un geste réflexe, je palpe le X d’acier qui barre la porte. Impossible de forcer une telle paroi. J’actionne la poignée à tout hasard. La porte pivote sur ses gonds. C’est ouvert.
Tout simplement ouvert !
Je fais monter une balle dans mon canon et me glisse dans l’ombre.
Un couloir.
Absolument noir.
J’avance dans les ténèbres, toute pensée arrêtée, laissant derrière moi la porte entrouverte sur le bruit du torrent. Tout de suite, je sais que je ne suis pas dans un simple lieu de débarras, garage ou hangar. Je suis dans l’antichambre d’un sanctuaire. Un lieu de béton et de silence, où on dissimule les pires secrets.
Mes yeux s’adaptent à l’obscurité. Une autre porte, au fond du boyau. À chaque pas, mon cœur descend plus bas sous mes côtes. Une chaleur vient à ma rencontre. Une moiteur qui n’a rien à voir avec la saison ni le froid du dehors. Il y a aussi l’odeur, que je reconnais sur-le-champ.
La chair crue.
La viande faisandée.
Enfin, j’y suis. Dans l’antre du Visiteur des Limbes. J’avance encore. Plus un bruit, à l’exception d’un bourdonnement provenant d’une chaudière ou d’un système de ventilation. La chaleur augmente. La porte, face à moi. Le cauchemar m’attend de l’autre côté. Cette évidence — cri silencieux dans ma tête — m’anesthésie d’un coup. La main sur la poignée, je suis très calme, comme détaché de la réalité.
La porte s’ouvre sans résistance. Tout est trop facile. Loin, très loin dans mon esprit, une sonnette d’alarme résonne : cette fluidité sent le piège, l’étau qui va se refermer sur moi. Beltreïn est là — et m’attend. « TOI ET MOI SEULEMENT. »
La pièce est plongée dans l’ombre. J’attrape la lampe dans ma poche et l’allume. Je m’attendais à un vivier d’insectes, une serre remplie de lichen. C’est un simple laboratoire de photographie numérique. Boîtiers, objectifs, scanners, imprimantes.
Je m’approche d’une planche posée sur des tréteaux : des tirages y sont accumulés en désordre. Je pose ma torche, rengaine mon arme, enfile des gants de latex. Je reprends ma Streamlight et l’oriente vers les clichés. Des retrouvailles. Le visage déformé de Sylvie Simonis. Son corps rongé par les vers et les mouches. Sauf que sur ces images, la femme vit encore…
Maîtrisant mes tremblements, je passe aux autres photos. Un homme en décomposition, dont le visage se résume à une bouche hurlante. Salvatore Gedda. D’autres tirages encore. Un vieillard agonisant, verdâtre, dont les chairs craquent sous la pression des gaz. Sans doute le père de Raïmo.
D’autres visages, d’autres corps. Autant de confirmations. Depuis des années, aux quatre coins de l’Europe, Beltreïn frappe, guidé par sa spécialité, conditionnant des réanimés, torturant, décomposant, assassinant des victimes décrétées coupables, vengeant les Sans-Lumière au nom du diable.
Je voudrais que ce moment soit historique.
Que le monde entier sache.
Vendredi 15 novembre 2002, 20 heures, le commandant Mathieu Durey identifie, sur le versant du mont Gantrish, l’un des tueurs en série les plus retors du siècle naissant.
Mais non.
Personne ne sait que je suis ici.
Personne ne soupçonne même l’existence de ce tueur unique.
Je lève les yeux. Devant moi, une autre porte, peinte en noir. La suite de l’enfer. Je contourne la table. L’odeur de chair morte, de plus en plus présente. Un film de sueur colle mes vêtements à ma peau. Mes couilles, rentrées dans le bas-ventre. Mes poumons, écrasés, pas plus gros que des poings. Et toujours cette pensée d’alerte, dans mon cerveau : Beltreïn n’est pas loin.
C’est une porte coupe-feu, aux joints calfeutrés. J’inspire une goulée d’air et rentre, sans difficulté. Aucun doute : j’avance dans un piège. Mais il est trop tard pour reculer. Je suis hypnotisé, aspiré par l’imminence de la vérité, du dénouement final.
L’odeur de viande pourrie monte ici en tempête. Je ne respire plus que par la bouche. C’est une immense pièce rectangulaire, faiblement éclairée, dont les deux murs latéraux sont tapissés de cages voilées de gaze — exactement comme chez Plinkh. Le plafond et la partie supérieure des murs sont recouverts de papier kraft, abritant de la laine de verre. La chaleur est suffocante, pleine des effluves de chair en décomposition. De gros humidificateurs trônent aux quatre coins du sol.
Sur le mur du fond, les photographies affichées viennent de la collection de la salle précédente. Je m’approche. Visages rongés, chairs grouillantes, plaies purulentes. Mais aussi des images découpées dans des manuels de médecine légale, des livres d’anatomie. Des gravures, des planches d’insectes prédateurs, détaillées à la plume. Tout est exactement comme chez Plinkh. En version barbare et criminelle.
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