Dans la région de Sliven, Markus Lasarevitch était une figure politique. Il était le candidat des Roms — ce qui lui conférait un pouvoir important. Marcel m’avait raconté comment Lasarevitch roulait des épaules, en costume croisé, dans les ghettos de Sliven, poursuivi par une horde de noirauds crasseux qui s’agrippaient, tout joyeux, à ses belles étoffes. J’imaginais son visage crispé face à ces électeurs potentiels, sales et puants. Pourtant, malgré ses répugnances, Markus devait flatter les Roms. C’était le prix de ses ambitions politiques — et la mort de Rajko était une sérieuse pierre dans son jardin. Lasarevitch présentait la situation à sa manière :
— Cette disparition anéantit beaucoup de nos efforts, notamment sur le plan social. Ainsi, dans les ghettos, j’ai créé des centres de soins, avec l’aide d’une organisation humanitaire.
— Quelle organisation ? demandai-je nerveusement.
— Monde Unique (Markus avait prononcé le nom en français, il le répéta en anglais :) Only World.
Monde Unique. C’était la troisième fois, en quelques jours, et à des centaines de kilomètres de distance, que j’entendais, ce nom. Markus poursuivit :
— Puis ces jeunes médecins sont partis. Une mission d’urgence, m’ont-ils dit. Mais je ne serais pas étonné qu’ils se soient lassés de nos bagarres perpétuelles, de notre refus de nous adapter, de notre mépris pour les Gadjé. À mon avis, la mort de Rajko a achevé de les décourager.
— Les docteurs sont-ils partis aussitôt après la mort de Rajko ?
— Pas vraiment. Ils ont quitté la Bulgarie en juillet dernier.
— En quoi consistait leur activité ?
— Ils soignaient les malades, vaccinaient les enfants, distribuaient des médicaments. Ils disposaient d’un laboratoire d’analyses et de quelque matériel pour de petites interventions chirurgicales. (Markus se frotta le pouce et l’index, en signe de connaisseur.) Il y a beaucoup d’argent derrière Monde Unique. Beaucoup.
Markus régla la note et évoqua le coup d’Etat manqué de Moscou, dix jours auparavant. Dans son esprit, tout semblait appartenir à un vaste et unique programme politique, où chaque élément jouait un rôle spécifique. La misère des Roms, le meurtre de Rajko, la décadence du socialisme formaient à ses yeux un ensemble logique, qui aboutissait, bien sûr, à l’élection de sa personne.
Pour finir, sur le perron du restaurant il tâta le revers de ma veste puis me demanda le prix de la Volkswagen, en dollars. Je lui balançai une somme exorbitante, pour le seul plaisir de le voir accuser le coup. Ce fut la première fois qu’il tiqua. Je claquai la portière. Il nous salua une dernière fois, inclinant son grand corps à hauteur de ma vitre. Il demanda : « Je n’ai pas compris. Pourquoi êtes-vous venu en Bulgarie, déjà ? » En tournant la clé de contact, je lui résumai l’affaire des cigognes. « Oh, vraiment ? » commenta-t-il avec un accent américain, plein de condescendance. Je démarrai brutalement.
À dix-huit heures, nous étions de retour à Sofia. Aussitôt je téléphonai au Dr Milan Djuric. Il consultait à Podliv, jusqu’au lendemain après-midi. Sa femme parlait un peu anglais. Je me présentai et l’avertis de ma visite le lendemain, dans la soirée. J’ajoutai qu’il était très important pour moi de rencontrer Milan Djuric. Après quelques hésitations, l’épouse me donna son adresse et ajouta quelques précisions sur l’itinéraire à suivre. Je raccrochai et m’intéressai ensuite à ma prochaine destination : Istanbul.
L’enveloppe de Max Bôhm contenait un billet de train Sofia-Istanbul, avec la liste des horaires. Chaque soir, un train partait pour la Turquie aux environs de onze heures. Le Suisse avait pensé à tout. Je réfléchis quelques minutes au personnage. Je connaissais quelqu’un qui pourrait me renseigner sur lui : Nelly Braesler. Après tout, c’était elle qui m’avait orienté vers Bôhm. Je décrochai le téléphone et composai le numéro de ma mère adoptive, en France.
J’obtins la communication après une dizaine de tentatives. J’entendis la sonnerie, lointaine, puis la voix aigre de Nelly, plus lointaine encore.
— Allô ?
— C’est Louis, dis-je froidement.
— Louis ? Mon petit Louis, où êtes-vous donc ?
Je reconnus aussitôt son ton de miel, faussement amical, et sentis mes nerfs se tendre sous ma peau.
— En Bulgarie.
— En Bulgarie ! Que faites-vous là-bas ?
— Je travaille pour Max Bôhm.
— Pauvre Max. Je viens d’apprendre la nouvelle. Je ne pensais pas que vous étiez parti…
— Bôhm m’a payé pour un travail. Je reste fidèle à mes engagements. À titre posthume.
— Vous auriez pu nous prévenir.
— C’est toi, Nelly, qui aurais dû m’avertir (je tutoyais Nelly, qui s’évertuait à me dire « vous »). Qui était Max Bôhm ? Que savais-tu du travail qu’il voulait me proposer ?
— Mon petit Louis, votre ton m’effraie. Max Bôhm était un simple ornithologue. Nous l’avons rencontré lors d’un colloque ornithologique. Tu sais bien que Georges s’intéresse à ces questions. Max s’est montré très sympathique. De plus, il avait beaucoup voyagé. Nous avions connu les mêmes pays et…
— Comme le Centrafrique ? intervins-je.
Nelly marqua un temps, puis répondit plus bas :
— Comme le Centrafrique, oui…
— Que savais-tu de la mission qu’il voulait me confier ?
— Rien, ou presque. Au mois de mai dernier, Max nous a écrit qu’il cherchait un étudiant pour une brève mission à l’étranger. Nous avons naturellement pensé à vous.
— Savais-tu que cette mission concernait des cigognes ?
— Je crois me souvenir de cela.
— Savais-tu que cette mission comportait des risques ?
— Des risques ? Mon Dieu, non…
Je changeai de cap.
— Que sais-tu sur Max Bôhm, sa famille, son passé ?
— Rien. Max était un homme très solitaire.
— T’avait-il déjà parlé de sa femme ?
Des crépitements couvrirent la ligne.
— Très peu, répondit Nelly d’une voix sourde.
— Il n’a jamais évoqué son fils ?
— Son fils ? J’ignorais même qu’il eût un fils. Je ne comprends pas vos questions, Louis…
De nouveaux crachotements revinrent en rafale. Je hurlai :
— Dernière question, Nelly : savais-tu que Max Bôhm était un transplanté cardiaque ?
— Non ! (La voix de Nelly tremblait.) Je savais simplement qu’il souffrait du cœur. Il est décédé d’un infarctus, non ? Louis, votre voyage n’a plus de raison d’être. Tout est terminé…
— Non, Nelly. Tout commence, au contraire. Je t’appellerai plus tard.
— Louis, mon petit Louis… quand rentrerez-vous ?
Les interférences déferlèrent de nouveau.
— Je ne sais pas, Nelly. Embrasse Georges. Prends soin de toi.
Je raccrochai. J’étais bouleversé, comme à chaque fois que je parlais à ma mère adoptive. Nelly ne savait rien. Les Braesler étaient décidément trop riches pour être malhonnêtes.
Il était vingt heures. Je rédigeai rapidement un fax à l’attention d’Hervé Dumaz, évoquant les terrifiantes découvertes de la journée. Je conclus en lui promettant de mener désormais ma propre enquête sur le passé de Max Bôhm.
Ce soir-là, Marcel décida de nous emmener au restaurant, Yeta et moi. C’était une idée étrange, après les quelques heures que nous venions de passer. Mais Minaôs était partisan des contrastes — et il prétendait que nous avions besoin de nous détendre.
Le restaurant était situé sur le boulevard Rouski. Marcel joua les maîtres de cérémonie et demanda à l’homme de l’accueil — sanglé dans une veste de smoking blanche et sale — s’il était possible de s’installer en terrasse. L’homme opina et nous indiqua l’escalier. La terrasse se trouvait au premier étage.
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