« Tout s’est passé au printemps, à la fin du mois d’avril, quand nous reprenions la route. Rajko, lui, avait ses habitudes. Dès le mois de mars, il partait à cheval et venait jusqu’ici, à la lisière de la plaine, pour guetter les cigognes. Il vivait alors seul dans la forêt. Il se nourrissait de racines, dormait dehors. Puis il attendait notre arrivée. Mais cette année, il n’y avait personne pour nous accueillir. Nous avons battu la plaine, arpenté la forêt, puis l’un d’entre nous a trouvé Rajko, dans les profondeurs des bois. Le corps était déjà froid. Les bestioles avaient commencé à le dévorer. Jamais je n’avais vu ça. Rajko était nu. Il avait la poitrine ouverte en deux, le corps lacéré partout, un bras et le sexe pratiquement coupés, des plaies en pagaille. (Mariana, légère sous les ombres des feuilles, fit un signe de croix.)
« Pour comprendre une pareille atrocité, homme, il faut remonter loin. Je pourrais t’en raconter, des histoires. On dit que nous venons de l’Inde, que nous descendons d’une caste de danseurs ou je ne sais quoi. Ce sont de belles conneries. Je vais te dire d’où nous venons, des chasses à l’homme, en Bavière, des marchés d’esclaves, en Roumanie, des camps de concentration, en Pologne, où les nazis nous ont charcutés comme de simples cobayes. Je vais te dire, homme. Je connais une vieille Romni qui a beaucoup souffert pendant la guerre. Les nazis l’ont stérilisée. La femme a survécu. Il y a quelques années, elle a appris que le gouvernement allemand donnait de l’argent aux victimes des camps de la mort. Pour toucher la pension, il fallait juste passer une visite médicale — prouver tes souffrances, en quelque sorte. La femme est allée au dispensaire le plus proche, pour passer une visite médicale et obtenir le certificat. Là-bas, la porte s’est ouverte et qui est apparu ? Le docteur qui l’avait opérée dans les camps. L’histoire est vraie, homme. Ça s’est passé à Leipzig, il y a quatre ans. La femme, c’était ma mère. Elle est morte peu après, sans avoir touché un sou.
— Mais, demandai-je, quel rapport avec la mort de Rajko ?
Marcel traduisit. Marin répondit.
— Le rapport ? (Marin me fixa de ses yeux meurtriers.) Le rapport, c’est que le Mal est de retour, homme. (Il pointa un doigt sur le sol.) Sur cette terre, le Mal est de retour.
Puis Marin s’adressa à Marcel, en se frappant la poitrine. Marcel hésita à traduire. Il demanda à Marin de répéter. Le ton monta. Marcel ne comprenait pas les derniers mots. Enfin il se tourna vers moi, les yeux pleins de larmes, puis il chuchota :
— Les meurtriers, Louis… Les meurtriers ont volé le cœur de Rajko.
Sur la route de retour vers Sliven, personne ne parla. Marin nous avait donné d’autres détails : après avoir découvert le corps, les Tsiganes avaient prévenu le Dr. Djuric, un médecin tsigane qui effectuait une tournée dans les faubourgs de Sliven. Milan Djuric avait demandé à l’hôpital l’agrément d’une salle, afin d’effectuer une autopsie. On lui avait refusé. Pas de place pour un Tsigane. Même mort. La roulotte était repartie jusqu’à un dispensaire. Nouveau refus. Finalement, le convoi s’était rendu jusqu’à un gymnase délabré, réservé aux Roms. C’est là, sous les paniers de basket, dans l’odeur aigre de la salle de sports, que Djuric avait pratiqué l’autopsie. C’est là qu’il avait découvert le rapt du cœur. Il avait rédigé un bilan détaillé et informé la police, qui avait classé l’affaire. Chez les Roms, personne n’avait été choqué par cette indifférence. Les Tsiganes ont l’habitude. Non, ce qui préoccupait le vieux Rom, c’était de savoir « qui » avait tué son gendre. Le jour où il découvrirait le nom de ces tueurs alors le soleil flatterait le dos des lames.
Lors de notre départ, un curieux incident était survenu. Mariana s’était approchée de moi et m’avait glissé dans les mains un cahier racorni. Elle n’avait rien dit, mais il m’avait suffi d’y jeter un coup d’œil pour comprendre de quoi il s’agissait : le cahier personnel de Rajko. Les pages où il notait ses observations, ses théories, à propos des cigognes. Je cachai aussitôt le document dans la boîte à gants.
A midi, nous étions à Sliven. C’était une ville industrielle, banale entre toutes. Taille moyenne, constructions moyennes, tristesse moyenne. Cette médiocrité semblait planer dans les rues comme une poussière minérale, recouvrant les façades et les visages. Marcel avait rendez-vous avec Markus Lasarevitch, une personnalité du monde tsigane. Nous devions déjeuner avec lui et, malgré les événements, il était trop tard pour annuler ce rendez-vous.
Ce fut un déjeuner sans appétit, ni aucune envie de demeurer à table. Markus Lasarevitch était un bellâtre d’un mètre quatre-vingt-dix, au teint très noir, portant gourmette et chaîne en or. La parfaite image du Rom qui a réussi, brassant des trafics et des millions de leva. Un homme insidieux, comme doublé de ruse et de velours.
— Vous comprenez, dit-il en anglais, tout en fumant une longue cigarette au filtre doré, j’ai été très attristé par la mort de Rajko. Mais nous n’en sortirons jamais. Toujours la même violence, les mêmes histoires troubles.
— Selon vous, demandai-je, il s’agirait d’un règlement de comptes entre Tsiganes ?
— Je n’ai pas dit ça. C’est peut-être un coup des Bulgares. Mais avec les Roms, règne toujours la loi des vendettas, des vieux conflits. Il y a toujours une maison à incendier, une sale réputation à endosser. Je le dis en toute franchise : je suis moi-même un Rom.
— Bon Dieu, comment peux-tu parler ainsi ? intervint Marcel. Sais-tu dans quelles conditions Rajko est mort ?
— Justement, Marcel. (Il délesta sa cigarette d’une petite cendre grise.) Un voyou bulgare aurait été découvert au fond d’une rue, un couteau dans le ventre. Point final. Mais un Rom, non. Il faut qu’on le retrouve au fond des bois, le cœur arraché. Dans nos pays, toujours ancrés dans la superstition et la sorcellerie, cette disparition a dangereusement frappé les esprits.
— Rajko n’était pas un voyou, rétorqua Marcel.
Les « salades chopes » arrivèrent — des crudités saupoudrées de fromage râpé. Personne n’y toucha. Nous étions dans une grande salle vide, décorée de moquette brune, où trônaient des tables nappées de blanc, sans couverts ni décoration. Des lustres de faux cristal pendaient tristement, renvoyant de ternes éclats au soleil du dehors. Tout semblait prêt pour un festin qui sans doute ne viendrait jamais. Markus poursuivit :
— Autour du corps, il n’y avait aucune trace, aucun indice. Seul le vol de l’organe a été confirmé. Les journaux de la région se sont emparés de l’affaire. Ils ont raconté n’importe quoi. Des histoires de magie, de sorcières. Pire encore. l’Markus écrasa sa cigarette. Il regarda Marcel droit dans les yeux :) Tu devines ce que je veux dire.
Je ne compris pas cette allusion. Marcel ouvrit une parenthèse en français, m’expliqua que, depuis des siècles, les Roms ont une réputation de cannibales.
— Ce n’est qu’un vieux fantasme, dit Marcel. Celui de l’ogre, du tueur d’enfants, appliqué aux Tsiganes. Mais la disparition du cœur de Rajko a dû faire trembler dans les chaumières.
Je lançai un coup d’œil à Markus. Sa large carrure ne bougeait pas. Il avait allumé une nouvelle cigarette.
— Depuis des années, reprit-il, je me bats pour améliorer notre image. Et nous voilà repartis au Moyen Age ! Tout le monde est coupable, du reste. Comprenez-moi, monsieur Antioche. Ce n’est pas du cynisme. Je songe simplement à l’avenir (il posa ses doigts en pieuvre sur la nappe blanche). Je lutte pour l’amélioration de nos conditions de vie, pour notre droit au travail.
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