Passan devinait la suite — il n’avait pas le temps d’en demander les détails. Il voulait surtout resituer sa femme dans cet écheveau.
— Elles ont eu des relations homosexuelles ?
— Non. Seulement des liens d’affection intenses, tissés à un âge où l’amitié n’est pas un vain mot.
— Les saloperies du père, Naoko était au courant ?
— Ayumi m’a toujours juré que non. Je la crois. Votre femme ignorait ce versant de la vie de son amie. Tout comme elle ignorait la gravité de son état psychique. Sinon, elle n’aurait jamais fait appel à elle.
Le flic marqua son accord et repassa à l’attaque :
— Vous n’avez jamais pensé à dénoncer Yamada ?
— Déontologiquement, il m’était impossible de témoigner. J’ai tenté une dénonciation anonyme, ça n’a rien donné. Au Japon, on lave son linge sale en famille. Par ailleurs, Yamada était une sommité, pas un bonhomme qu’on accuse à la légère. Vous connaissez sans doute l’importance de la hiérarchie dans notre société. Il aurait fallu des preuves…
— Il y avait les cicatrices de sa fille.
— J’ai écrit à la police. Plusieurs fois. J’ai aussi essayé de convaincre Ayumi de porter plainte. Elle ne voulait pas en entendre parler. C’est difficile à comprendre pour un Occidental mais…
D’un geste, Passan l’arrêta : il n’avait pas envie d’entendre la sempiternelle « excuse japonaise ».
— Et vos soupçons de meurtre ?
— Quand ma conviction s’est établie, Yamada était incinéré depuis des semaines. De toute façon, je ne voulais pas livrer Ayumi mais la soigner. À l’évidence, elle avait gravement rechuté.
— Vous l’avez contactée ?
— Je lui ai écrit. Là encore plusieurs fois. Sans résultat. Dans mon domaine, on ne soigne pas les gens contre leur gré.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas internée ?
— Ce n’est pas si facile. Ayumi a toujours réussi à donner le change. Elle aurait trompé facilement des experts. N’oubliez pas non plus son handicap. Cette difficulté aurait joué le rôle d’un camouflage supplémentaire.
— Vous diriez qu’elle est psychopathe, comme son père ?
Ueda se leva et se tourna vers la baie vitrée. À travers le verre, on distinguait plusieurs lanternes qui répandaient un halo lumineux dans le jardin, à la manière de lucioles géantes. Le goutte-à-goutte de la pluie scandait le temps qui fuyait… 22 h 05…
— Pas du tout, lâcha-t-il enfin, en nouant ses mains dans le dos. Un psychopathe est un manipulateur. Un prédateur qui n’éprouve aucun sentiment humain. Ayumi est exactement le contraire : un être de passion, déchiré par ses émotions. Tout ce qu’elle fait aujourd’hui, c’est par excès de cœur.
— C’est une façon de voir les choses.
Le psychiatre se retourna : son reflet dans la vitre dessinait un autre Takeshi, plus grand, plus fort. Une sorte de double supérieur et autoritaire.
— Ayumi est psychotique. Quand elle portait vos enfants, elle avait l’illusion de créer une nouvelle famille. Pourtant, chaque fois, Naoko est repartie avec le bébé. C’était le contrat . Je la récupérais alors anéantie et révoltée. J’ai sous-estimé son ressentiment qui peu à peu s’est mué en psychose.
C’était maintenant l’ombre d’Ayumi qui grandissait sur les parois de papier washi , montait à la manière d’un reptile immatériel et silencieux, au point que sa tête touchait le plafond et que ses épaules couvraient toute la pièce.
Passan revit le kimono croisé à l’envers, le masque Nô. Un être de mort et de destruction : aucun doute.
Le flic aurait aimé poser d’autres questions à Ueda mais il n’en avait plus le temps. En signe de conclusion, il se leva et se posta face à lui :
— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour tuer son père ?
— Les mystères de la psyché humaine. Sa haine a mûri comme un cancer. Je ne l’ai pas anticipée. C’est mon erreur de praticien.
Il trouvait en effet que le psy n’avait pas vu venir grand-chose. Mais il était mal placé pour lui faire la leçon. « Même les singes tombent des arbres », disent les Japonais.
Le médecin reprit la main et désigna les photos, pêle-mêle sur le bureau :
— Que redoutez-vous maintenant ?
Passan ramassa ses clichés et livra ses nouvelles craintes. Le rendez-vous sur l’île. L’hypothèse d’un duel à mort. Une conclusion sanglante et sans merci. Takeshi ne fit aucun commentaire : son silence était un assentiment.
Olivier se dirigea vers le shoji. Shigeru se leva à son tour. Il ressemblait à un arbitre qui n’avait pas vu passer le match.
— Auriez-vous un dernier élément qui pourrait nous aider ?
— Je vous conseille d’appeler la police, c’est tout. La vraie. Je veux dire, la nôtre.
Olivier eut un rictus involontaire.
— Si je le fais, vous témoignerez ?
— Vous connaissez ma réponse.
— Alors, vous connaissez la mienne.
— Je viens avec toi.
— Quoi ?
— Nagasaki. Je viens avec toi.
— Pas question. C’est une affaire personnelle.
22 h 20. Ils avançaient au pas de course, en quête d’un taxi. La pluie s’était renforcée, s’écoulant à travers les venelles comme une rivière en crue. Des feux écarlates explosaient à sa surface, reflets des lanternes suspendues aux portes.
— Naoko est ma sœur. Ça me concerne aussi.
— J’ai dit : pas question.
Le flic s’arrêta et se tourna vers son beau-frère. Le déluge n’apportait aucune fraîcheur. Au contraire, les bourrasques charriaient des milliers de particules tièdes qui éclataient sur leurs visages.
— Ce voyage est une connerie, ajouta-t-il un ton plus bas. En France, les conneries, on les fait seuls.
Il n’était pas sûr que Shigeru ait tout capté — la pluie couvrait ses paroles. Mais il avait saisi au moins l’intention : régler ses comptes en solitaire, se sacrifier pour l’autre, tout ça devait parler à un Japonais.
Passan repartit plus vite encore. Shigeru ouvrit son parapluie et tenta de le rattraper. Toujours pas de taxi en vue. Olivier dut se rendre à l’évidence : il ne savait pas où aller. Il s’arrêta aux abords d’une rivière, traversée par un pont en dos-d’âne. Des saules pleureurs ployaient sous l’averse et semblaient contempler leur propre reflet chaviré. Une « japoniaiserie », aurait dit Naoko…
Shigeru le doubla et se mit à courir à travers les ruelles, suivant un mystérieux fil d’Ariane. Passan lui emboîta le pas. 22 h 40. Son avion décollait dans une heure. Il fallait compter trente minutes pour rejoindre l’aéroport d’Haneda. C’était encore jouable, à condition de trouver une voiture dans l’instant.
— Olivier-san !
Le Japonais l’attendait devant la portière ouverte d’un taxi couleur petit pois. Passan tomba lourdement sur son siège. La froideur de la climatisation lui parut plaquer un film de gel sur ses vêtements gorgés d’eau. Face à la propreté de l’habitacle, odeur d’eucalyptus et napperons brodés, il se fit l’effet d’un hippopotame s’imposant dans un délicat salon bourgeois.
Le chauffeur repartit sans traîner — Shigeru lui avait sans doute expliqué l’urgence. Passan se retourna et observa le quartier qui s’estompait sous les cataractes. Les toits bruns et cornus, les banderoles de vapeur, les lanternes qui s’obstinaient çà et là… Soudain, des enseignes « McDonald’s » et « Starbucks » jaillirent aux quatre coins d’un carrefour. Flèches de lumière, néons en forme de kanji : ils étaient de retour dans le Tokyo moderne.
Passan se tassa et rumina les dernières infos. Chaque élément l’éloignait un peu plus de Naoko, de son mariage, des années qu’il avait cru vivre avec elle. Les coulisses de son existence lui étaient enfin révélées. Des coulisses japonaises. N’aurait-il pas dû s’en réjouir ? Pour l’heure, tout ce qu’il voyait, c’était ce projet absurde d’un combat à l’arme blanche.
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