Il fallut à Kelso plusieurs minutes pour réussir à fendre la foule. Lorsqu’il ouvrit la porte de leur compartiment, O’Brian lui tournait le dos et regardait par la fenêtre. Au bruit que fit Kelso en entrant, il fit volte-face, mains en l’air, paumes ouvertes : déjà coupable, contrit.
« Je ne savais vraiment pas que ça allait tourner comme ça, Fluke. Je te jure…
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— Rien…
— Qu’est-ce que tu as fait ? »
O’Brian cilla et marmonna. « J’ai transmis le reportage.
— Tu as quoi ?
J’ai transmis le reportage, répéta-t-il avec une nuance de défi cette fois-ci. Hier, au bord de l’eau, pendant que tu lui parlais dans la cabane. J’ai monté trois minutes quarante d’images, préparé un commentaire et j’ai converti tout ça en numérique pour l’envoyer par satellite. J’ai failli te le dire, hier soir, mais je n’ai pas voulu te mettre dans tous tes états.
— Me mettre dans tous mes états ?
— Allez, Fluke, je n’étais même pas sûr que le reportage soit bien passé. La batterie aurait pu lâcher. Le matériel aurait pu ne pas marcher… »
Kelso faisait un effort pour suivre tout ce qui arrivait, le Russe dans le train, l’excitation générale, Mamantov. Il remarqua qu’ils n’avaient toujours pas quitté Vologda.
« Ces images… à quelle heure ont-elles pu passer ici ?
— Vers vingt et une heures, peut-être.
— Et combien de fois sont-elles passées ? Quoi ? Souvent ? Toutes les heures ?
— J’imagine.
— Pendant onze heures alors ? Et sur d’autres chaînes aussi ? Est-ce qu’on les aura vendues aux chaînes russes ?
— On les a sûrement données aux Russes, à partir du moment où on y a cru. C’est de la bonne publicité, tu sais ? CNN les a certainement reprises. Sky. BBC World… »
Il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’air satisfait.
« Et tu t’es aussi servi de mon interview, au sujet du cahier ? »
Les mains se levèrent à nouveau, sur la défensive.
« Oh, mais ça, je n’en sais rien du tout. Enfin, oui, bien sûr, ils avaient les images. Je les avais montées et expédiées avant de quitter Moscou.
— Espèce de petit saligaud irresponsable, articula lentement Kelso. Tu sais que Mamantov est dans le train ?
— Oui. Je viens juste de le voir. (Il lança un coup d’œil nerveux en direction de la fenêtre.) Je me demande ce qu’il fait là. »
Mais il y avait quelque chose dans sa façon de le dire, un ton un peu faux, une désinvolture feinte, qui figea Kelso. Après un long silence, il demanda, d’une voix calme : « Est-ce que c’est Mamantov qui t’a mis sur ce coup ? »
O’Brian hésita, et Kelso eut conscience de vaciller imperceptiblement, comme un boxeur près d’aller au tapis, ou un ivrogne.
« Bordel de Dieu, tu m’as complètement mené en bateau…
— Non, protesta l’Américain. Ce n’est pas vrai. D’accord, je reconnais que Mamantov m’a appelé une fois — je t’ai dit que je l’avais déjà rencontré. Mais tout le reste, trouver le cahier, monter jusqu’ici, tout ça c’est nous, je te le jure. Toi et moi. Je ne savais pas du tout ce qu’on allait trouver. »
Kelso ferma les yeux. Il était en plein cauchemar.
« Quand a-t-il appelé ?
— Tout au début. C’était juste un tuyau. Il n’a pas parlé de Staline ni de quoi que ce soit.
— Au tout début ?
— Le soir d’avant que je me pointe au symposium. Il m’a dit : “Allez donc à l’Institut du marxisme-léninisme avec votre caméra, monsieur O’Brian (tu sais comment il parle), trouvez le docteur Kelso et demandez-lui s’il veut faire une déclaration.” C’est tout ce qu’il m’a dit. Il m’a raccroché au nez. Enfin, comme ses tuyaux sont toujours intéressants, j’y suis allé. Bon sang (il rit), pourquoi crois-tu que je serais allé là-bas sinon ? Pour filmer une bande d’historiens en train de parler des archives ? Tu me fais rire !
— Espèce de petit salaud irresponsable et hypocrite… »
Kelso avança d’un pas dans le compartiment, et O’Brian recula. Mais Kelso ne lui prêta aucune attention. Il avait mieux à faire. Il tira son anorak du porte-bagages.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda O’Brian.
— Ce que j’aurais fait dès le début si seulement j’avais su la vérité. Je vais détruire ce cahier de merde. »
Il sortit la serviette de la poche intérieure de la veste.
« Mais tu vas tout gâcher, protesta O’Brian. Pas de cahier, pas de preuve, pas de reportage. On va passer pour des cons.
— Tant mieux.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir te laisser faire ça…
— Essaie donc de m’arrêter… »
La surprise du choc, tout autant que sa violence, le fit tomber. Le compartiment se renversa, et il se retrouva couché sur le dos.
« Ne m’oblige pas à te frapper encore, supplia O’Brian, penché au-dessus de lui. Je t’en prie, Fluke. Je t’aime bien, moi. »
Il tendit la main, mais Kelso roula sur lui-même. Il n’arrivait pas à reprendre son souffle. Il avait la figure dans la poussière. Il sentait sous ses mains les fortes vibrations de la locomotive. Il porta les doigts à sa bouche et se toucha la lèvre. Elle saignait un peu et il avait un goût salé dans la bouche. La locomotive s’emballa à nouveau, comme si le conducteur en avait assez d’attendre, pourtant le train ne bougeait toujours pas.
A Moscou, le colonel Iouri Arseniev se débattait maladroitement avec la technologie, un combiné téléphonique coincé entre son épaule et son oreille, et une télécommande de téléviseur entre ses mains replètes. Il le pointait sur le gros poste qui occupait un coin de son bureau et essayait désespérément de monter le son, déréglant d’abord la luminosité puis le contraste avant de pouvoir entendre ce que disait Mamantov.
« … tout de suite pris l’avion à Moscou dès que j’ai appris la nouvelle. Je monte donc dans ce train pour offrir ma protection, et celle du mouvement Aurora, à ce personnage historique, et nous défions le grand usurpateur fasciste du Kremlin d’essayer de nous empêcher d’atteindre ensemble le siège passé et futur du pouvoir soviétique… »
Les douze dernières heures avaient déjà été riches en émotions pénibles pour le chef de la Direction générale du RT, mais celle-ci dépassait tout. D’abord, à vingt heures, le soir précédent, il avait reçu un appel affolé indiquant que le QG du Spetsnaz avait perdu toute communication avec Souvorine et ses hommes dans la forêt. Puis, une heure plus tard, on avait commencé à diffuser les premières images télévisées du dingue en train de délirer dans sa cabane (« Telle est la loi du capitalisme : battre les faibles et les démunis. C’est la loi de la jungle du capitalisme… » ). La nouvelle que l’on avait vu l’homme dans le train de nuit de Moscou était parvenue à Iassenevo juste avant l’aube, et l’on avait rassemblé à la va-vite des unités de la milice et du MVD pour arrêter le train à Vologda. Et maintenant ceci !
Bon, liquider un type en pleine nuit dans des gares paumées comme Konocha ou Iertsevo, c’était une chose. Mais prendre un train d’assaut en plein jour, devant les médias, dans une grande ville comme Vologda avec V.P. Mamantov et ses sbires d’Aurora sous la main pour déclencher une bagarre… c’en était une tout autre.
Arseniev avait appelé le Kremlin.
Il entendait donc deux fois les phrases pesantes de Mamantov, une fois par la télévision de son bureau et une autre fois, avec une fraction de seconde de décalage, par le combiné de son téléphone, filtrées par la respiration difficile du dirigeant malade. En bruit de fond, à l’autre bout de la ligne, quelqu’un criait, puis il y eut des bruits de panique générale et de mouvements. Il entendit un tintement de verre, puis le son d’un liquide qu’on verse.
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