Tout lui apparaissait avec une grande clarté maintenant, les détails de sa vie ne comptant plus pour rien dans la mesure où tout se réduisait désormais à un seul et unique point : survivre. Et il lui semblait que la condition sine qua non était de mettre le plus de distance possible entre eux et cet endroit Il ne savait pas combien d’hommes ils laissaient encore en vie derrière eux, mais il se dit que le mieux qu’ils puissent espérer serait qu’une expédition de secours ne se mette en route que le lendemain matin, le pire scénario étant que Blondinet ait pu lancer un appel radio et qu’Arkhangelsk soit déjà bouclé.
Il n’y avait ni eau ni nourriture dans le bateau, juste deux pagaies, un grappin, la valise du Russe, son fusil et un petit jerrycan qui sentait l’essence. L’obscurité était telle à présent qu’il dut approcher sa montre tout près des yeux pour voir l’heure. Il était six heures et demie passées. Il se pencha vers O’Brian et demanda : « À quelle heure tu as dis que le train de Moscou partait d’Arkhangelsk ? »
O’Brian leva juste assez la tête de son désespoir pour répondre : « Vingt heures dix. »
Kelso se tourna et cria pour couvrir le bruit du moteur et du vent : « Camarade, est-ce qu’on peut aller à Arkhangelsk ? » Il n’y eut pas de réponse. Il tapota sur sa montre. « Pourrions-nous être au centre d’Arkhangelsk dans une heure ? »
Le Russe ne parut pas avoir entendu. Il avait la main sur la barre et il regardait droit devant lui. Avec son col relevé et son képi enfoncé, il était impossible de deviner son expression. Kelso essaya de crier à nouveau, mais y renonça bientôt. Il songea que l’horreur avait pris une nouvelle forme dans la mesure où c’était à lui qu’ils devaient d’avoir la vie sauve, qu’il était maintenant leur allié, et que leur avenir était à la merci de son esprit insondable.
* * *
Ils se dirigeaient en gros vers le nord-ouest, et le froid les assaillait de toutes parts, le vent sibérien dans leur dos, l’eau glacée sous leurs pieds, le souffle de la vitesse sur leur visage. O’Brian restait peu loquace, inconsolable. La proue était équipée d’un phare, et Kelso se concentra sur ce chemin jaune et mouvant au milieu des remous noirs et visqueux qui commençaient à se solidifier.
Au bout d’une demi-heure, la neige se remit à tomba-en gros flocons lumineux dans la nuit, comme une pluie de cendre. De temps à autre, quelque chose heurtait la coque, et Kelso repérait des blocs de glace qui dérivaient dans le courant. On aurait dit que l’hiver s’accrochait à eux, décidé à ne pas les laisser partir, et Kelso se demanda si c’était la peur qui expliquait le mutisme du Russe. Les assassins connaissaient la peur, comme n’importe qui, peut-être même plus que n’importe qui. Staline avait passé la moitié de sa vie dans la terreur : peur des avions, peur de se rendre au front, ne jamais rien manger qui n’eût été préalablement goûté par peur du poison, changer sans cesse de gardes, d’itinéraires, de lits. Quand on a assassiné tant de monde, on sait à quel point la mort vient facilement. Et il pensa qu’elle pourrait venir très facilement pour eux aussi. Ils pouvaient foncer dans un mur de glace alors que l’eau gelait derrière eux, et se trouver ainsi pris au piège ; la croûte de glace serait trop mince pour marcher dessus et ils mourraient, recouverts, par décence, d’un suaire de neige.
Il se demanda comment les autres réagiraient. Margaret… que dirait-elle quand elle apprendrait que le corps de son ex-mari avait été retrouvé en pleine forêt, à près de quinze cents kilomètres de Moscou ? Et ses fils ? Il lui importait de savoir ce qu’ils penseraient : il ne regretterait pas grand-chose, mais il regretterait ses garçons. Peut-être devrait-il essayer de leur griffonner un dernier message héroïque, tel le capitaine Scott en Antarctique : « Ces quelques mots et nos cadavres témoigneront… »
Il se dit qu’il n’avait peut-être pas aussi peur de mourir qu’il l’aurait cru, ce qui l’étonnait lui-même car il ne se connaissait guère de courage physique et pas de foi religieuse. Mais il aurait fallu être un véritable imbécile, n’est-ce pas ? pour avoir passé sa vie à étudier l’histoire sans avoir acquis au moins un certain recul par rapport à sa propre mortalité. Peut-être était-ce ce qui l’avait motivé, ce qui l’avait poussé pendant tant d’années à se consacrer aux morts du passé. Il n’y avait jamais réfléchi de cette façon.
Il essaya d’imaginer sa nécrologie : « N’a jamais totalement satisfait aux espoirs de ses débuts… n’a jamais publié l’œuvre majeure dont on l’avait autrefois jugé capable… Les circonstances étranges de sa mort prématurée ne seront peut-être jamais complètement éclaircies… » Les articles biographiques seraient peu ou prou les mêmes, et il connaissait chacun de leurs auteurs mesquins et opportunistes.
Le Russe mit encore un peu plus de gaz tout en marmonnant dans sa moustache.
* * *
Une autre demi-heure s’écoula. Kelso avait fermé les yeux, et c’est O’Brian qui le premier vit les lumières. Il donna un coup de coude à Kelso et tendit le doigt. Après une ou deux secondes, Kelso les vit aussi : de hautes lumières de signalisation fixées aux cheminées et aux grues de la grande usine de pâte à bois située sur la pointe, à la sortie de la ville. De nouvelles lumières commençaient à surgir de l’obscurité sur les deux rives, éclaircissant peu à peu le ciel nocturne devant eux. Qui sait, peut-être allaient-ils y arriver en fin de compte ?
Il avait les traits gelés. Il était difficile de parler.
« Tu as la carte d’Arkhangelsk ? » finit-il par demander.
O’Brian se tourna avec raideur. On aurait dit une statue de marbre qui s’animait et, dès qu’il remua, de petites plaques de neige gelée se brisèrent et tombèrent de son anorak pour s’écraser au fond du bateau. Il tira le plan de sa poche intérieure, et Kelso quitta la mince planche qui servait de banc, tomba à quatre pattes et s’avança maladroitement vers l’avant du bateau. Il approcha la carte de la lumière. La Dvina s’élargissait à l’entrée de la ville, et deux îles la scindaient en trois bras. Il fallait qu’ils prennent le plus au nord.
Il était huit heures moins le quart.
Il retourna vers l’arrière et parvint à crier « Camarade ! » Puis il montra tribord du revers de la main. Le Russe ne trahit nul signe qu’il avait compris, mais, une minute plus tard, lorsque la masse sombre de l’île émergea de la neige, il la dépassa par le nord. Kelso distingua bientôt une bouée rouillée et, au-delà, une rangée de lumières suspendues.
Il mit la main en pavillon contre l’oreille de O’Brian. « Le pont », expliqua-t-il. L’Américain baissa sa capuche et le fixa des yeux. « Le pont, répéta Kelso. Celui par lequel nous sommes arrivés ce matin. »
Il leva le bras, et, très vite, ils passèrent sous l’ouvrage, un double pont, moitié route, moitié voie ferrée : solide structure métallique d’où pendaient des stalactites de glace, dans une forte odeur d’égouts et de produits chimiques au son du martèlement des véhicules au-dessus. Et quand il se retourna, Kelso put voir les phares des voitures, très lentes dans la neige.
La forme familière de la capitainerie surgit devant eux à tribord, avec une jetée et des bateaux qui y étaient amarrés. Ils heurtèrent une pellicule de glace invisible qui projeta Kelso et O’Brian en avant. Le moteur cala. Le Russe le fit redémarrer et trouva un passage sans doute ménagé, plus tôt dans la soirée, par un bateau plus volumineux. La glace s’était reformée mais restait encore fine et cédait sous la pression de leur proue. Kelso regarda le Russe. Il s’était levé et examinait attentivement le couloir obscur, la main sur la barre pour les mener à bon port. Ils arrivèrent le long de la jetée et il mit le moteur en marche arrière pour ralentir, puis immobiliser l’embarcation. Il coupa enfin le moteur et sauta avec raideur sur la jetée de bois, une corde à la main.
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