Il ferma les yeux et appuya de toutes ses forces sur la détente. Le fusil-mitrailleur bondit entre ses mains, envoyant deux bonnes douzaines de balles faucher les bouleaux sur vingt mètres. Lorsqu’il osa regarder à nouveau vers le sentier, le camarade Staline avait disparu.
Si les souvenirs de Souvorine ne le trompaient pas, la bande-chargeur du RP-46 contenait deux cent cinquante cartouches, que le fusil crachait à un rythme d’environ six cents cartouches à la minute. Ainsi, vu qu’il en avait déjà tiré quelques-unes, il devait lui rester moins de trente secondes de puissance de feu pour couvrir 360 degrés de sentier et de forêt, avec la nuit qui tombait et une température qui ne manquerait pas de le tuer en moins de deux heures.
Il fallait qu’il sorte en terrain découvert, c’était évident. Il ne pouvait continuer ainsi à tourner et se retourner comme une chèvre attachée sur le territoire de chasse d’un tigre, en essayant de scruter l’obscurité des bois.
Il crut se souvenir de quelques cabanes abandonnées, tout au bout du sentier. Peut-être pourrait-il y trouver un abri. Il fallait qu’il puisse s’appuyer contre un mur, quelque part, il fallait qu’il puisse réfléchir.
Un loup hurla dans la forêt.
Il déboîta le fusil-mitrailleur de son bipied et hissa le long canon sur son épaule, la bande-chargeur pesant lourd sur son bras. Ses genoux vacillèrent sous la charge et ses pieds s’enfoncèrent plus profondément dans la neige.
Le hurlement se fit entendre à nouveau. Souvorine pensa qu’il ne s’agissait pas du tout d’un loup. C’était un homme ; le cri d’un homme triomphant : un cri sanguinaire.
Il entreprit de remonter le sentier, loin du chasse-neige en flammes, et il eut la sensation que quelqu’un marchait parallèlement à lui sous le couvert des arbres, avançant sans peine, se moquant de sa laborieuse tentative de fuite. On jouait avec lui, rien d’autre. On le laisserait arriver à quelques pas de sa destination, et puis on l’abattrait.
Il arriva cependant au bout du sentier, pénétra dans le campement abandonné et se dirigea vers la cabane de bois la plus proche. Il n’y avait plus de fenêtres, la porte avait disparu, il manquait la moitié du toit et la puanteur était difficilement supportable. Il posa le fusil et se tapit dans un coin, puis il traîna l’arme derrière lui, se cala contre le mur et pointa le canon vers la porte, le doigt sur la détente.
* * *
Kelso entendit la terrible explosion, les détonations, un long silence puis le crépitement sec et puissant d’une arme de plus gros calibre. O’Brian et lui s’étaient relevés à présent, essayant frénétiquement de trancher la corde qui les retenait à la cheminée du poêle. Chaque son en provenance de la forêt les incitait à des efforts plus désespérés. Le mince filet de plastique leur entrait dans la chair et le sang rendait leurs doigts glissants.
Il y avait du sang sur le Russe aussi lorsqu’il fit irruption dans la cabane. Il s’approcha d’eux en dégainant son couteau et Kelso vit le sang qui maculait son visage, sur le front et les joues, comme un chasseur qui s’est trempé les doigts dans la proie qu’il vient de tuer.
« Camarades, assura-t-il. Le succès nous étourdit. Il y en a trois de morts. Plus qu’un seul de vivant. Y en a-t-il d’autres ?
— D’autres vont arriver.
— Combien ?
— Cinquante, affirma Kelso. Cent. » Il tira sur la corde. « Camarade, il faut que nous quittions cet endroit ou bien ils nous tueront tous. Même vous, vous ne pourrez les arrêter tous. Ils vont envoyer une armée. »
* * *
D’après la montre de Souvorine, une quinzaine de minutes s’étaient écoulées.
La température chutait et l’obscurité tombait. Son corps commençait à trembler de froid, un tremblement violent et continu qu’il ne parvenait pas à maîtriser.
« Allez, murmura-t-il. Viens donc finir le travail. »
Mais personne ne vint.
La capacité du camarade Staline à réserver des surprises était décidément infinie.
* * *
Ce qui frappa ensuite l’oreille de Souvorine fut un cliquetis lointain, suivi d’un ronronnement.
Clic-vroum. Clic-vroum.
Qu’est-ce qu’il faisait à présent ?
Souvorine eut du mal à bouger. Le gel avait bloqué ses articulations et raidi ses vêtements mouillés. Il fut cependant debout à temps pour entendre les mystérieux déclics et ronronnements se muer soudain en crachements puis vrombissements de moteur.
Mais cela ne ressemblait pas à un moteur de voiture : non, un moteur de hors-bord plutôt…
Il resta un instant stupéfait, puis il comprit.
« Vingt-cinq kilomètres, mon commandant. C’est juste sur le fleuve. »
* * *
Bon, le RP-46 était toujours aussi lourd, la neige toujours aussi impraticable, et il devait maintenant faire avec l’obscurité qui s’épaississait, mais il essaya. Il fit un bel effort.
« Salopard, salopard, salopard », psalmodia-t-il en courant, guidé, sur la cinquantaine de mètres de forêt qui séparaient le campement de pêcheurs déserté de la Dvina, par les vrombissements du moteur.
Il franchit la dernière haie de buissons et surgit au sommet de la rive abrupte qui s’enfonçait dans l’eau. Il s’avança en trébuchant le long du talus, vers l’amont.
Du matériel électronique gisait, épars dans la neige. Une plaque de glace grise s’étendait au bord, puis l’eau noire se précipitait, hors d’atteinte et sur une étendue immense ; il ne voyait même pas les arbres sur la rive opposée. Déjà le canot se dirigeait vers le milieu du fleuve, puis il vira, projetant un grand arc d’écume blanche dans la nuit. Souvorine parvenait tout juste à distinguer trois silhouettes accroupies. L’une d’elles parut vouloir se redresser, mais une autre la retint.
Il tomba à genoux, posa le fusil-mitrailleur à terre et chercha maladroitement à refermer le couvre-culasse sur la bande-chargeur, qui se coinça aussitôt. Le temps qu’il la libère et soit prêt à tirer, le canot avait suivi le méandre du fleuve et n’était plus visible. Seul le bruit du moteur indiquait encore sa présence.
Souvorine lâcha l’arme et baissa la tête.
Près de lui, telle une sonde spatiale posée sur une planète hostile, une antenne parabolique était orientée au ras de la Dvina, vers l’horizon qui se dissipait. Une série de câbles reliait la parabole à une batterie de voiture, une autre la reliait à un petit boîtier gris sur lequel on pouvait lire : « Terminal portable de transmission audio et vidéo. » Pendant qu’il regardait, une rangée de dix zéros clignotèrent fugitivement sur un écran à affichage numérique, s’estompèrent puis s’éteignirent.
Accroupi sur la neige, Souvorine éprouva soudain une immense impression de vide, comme si une force malveillante avait jailli de cet endroit et s’était échappée à tout jamais, pareille à une comète semant les ténèbres derrière elle.
Pendant une trentaine de secondes, il écouta le son du moteur de hors-bord diminuer, et puis cela aussi s’évanouit et il se retrouva tout seul dans le silence absolu.
La silhouette que Souvorine avait vue essayer de se relever dans le bateau était celle de O’Brian (« Mon matos ! s’écriait-il Mes bandes ! » ) et la silhouette qui l’avait retenue était celle de Kelso (« Laisse tomber ton matos, et laisse tomber les bandes ! » ). Durant un instant, l’embarcation tangua dangereusement et le Russe les insulta tous les deux. O’Brian gémit et finit par s’asseoir en se prenant la tête dans les mains.
Kelso ne parvint pas à repérer âme qui vive sur le bord tandis qu’ils s’éloignaient. Tout ce qu’il put voir fut l’embrasement du ciel au-dessus des conifères obscurs, là où quelque chose de volumineux brûlait férocement, puis, très vite, un méandre du fleuve lui cacha même cela et il n’eut plus conscience que de la vitesse, du vacarme du moteur et des rapides qui les emportaient à travers la forêt.
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