* * *
Calmement, le Russe referma la porte et prit son fusil. Il tira une caisse en bois de sous la table et remplit ses poches de munitions. Toujours sans se presser, il roula le tapis, souleva la trappe et sauta, tel un chat, dans l’espace.
« Nous sommes pour la paix et soutenons la cause de la paix, dit-il. Mais nous n’avons pas peur de la trahison et sommes prêts à rendre coup pour coup aux fauteurs de guerre. Ceux qui tentent de s’attaquer à nous vont recevoir une bonne leçon, pour leur apprendre à ne pas venir mettre leur sale groin de porc dans notre jardin soviétique. Remettez le tapis en place, camarades. »
Il disparut en refermant la trappe derrière lui.
O’Brian contempla, bouche bée, le plancher, puis regarda Kelso.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel… ?
— Mais, merde, qu’est-ce que tu foutais ? » Kelso saisit la serviette et la remit dans son anorak. « Ne t’occupe pas de lui, dit-il en replaçant le tapis. Mais dépêchons-nous de sortir d’ici. »
Mais avant que l’un ou l’autre ait pu faire un geste, un crâne apparut à la fenêtre de la cabane — deux trous pour les yeux et une fente pour la bouche. Une botte cogna contre le bois. La porte vola en éclats.
On les colla, brutalement, contre le mur de planches, et Kelso sentit le froid du métal s’enfoncer dans sa nuque. O’Brian ne réagit pas assez vite à l’ordre donné, aussi lui cogna-t-on le front contre les planches, pour lui apprendre les bonnes manières et lui inculquer un peu de russe.
On leur lia étroitement les poignets derrière le dos avec du filin de plastique.
Un homme demanda d’une voix brusque : « Où est l’autre ? » Il leva l’extrémité de son arme.
« Sous le plancher ! cria O’Brian. Dis-leur, Fluke, qu’il est sous ce putain de plancher !
— Il est sous le plancher », fit en russe une voix distinguée que Kelso pensa reconnaître.
De grosses bottes arpentèrent le plancher de bois. Tournant la tête, Kelso vit l’un des hommes masqués aller au bout de la cabane, pointer son arme vers le sol et tirer tranquillement Le bruit assourdissant dans un espace si confiné lui fit fermer les yeux, et, lorsqu’il les rouvrit, l’homme marchait à reculons, tirant en rangs serrés sur le plancher, son arme tressautant dans sa main comme une perceuse pneumatique. Des éclats de bois jaillissaient, ricochaient, et Kelso sentit quelque chose lui heurter la nuque, juste sous l’oreille. Du sang se mit à lui couler dans le cou. Il se tourna de l’autre côté et pressa la joue contre le mur. Le bruit s’arrêta. Il y eut un cliquetis pendant qu’on introduisait un nouveau chargeur, pins le vacarme reprit avant de s’interrompre à nouveau. Quelque chose s’écrasa sur le sol. Une odeur de poudre lui remplit les narines. Une fumée âcre l’obligea à se frotter les yeux, et lorsqu’il put à nouveau ouvrir les paupières, il reconnut l’espion blondinet de Moscou. Qui secouait la tête avec dégoût.
L’homme qui avait tiré repoussa d’un coup de pied le tapis en lambeaux et souleva la trappe. Il braqua une torche électrique sur le nuage de poussière qui jaillissait du trou, puis descendit dedans et disparut. Ils l’entendirent se déplacer sous leurs pieds. Au bout de trente secondes, il réapparut à la porte de la cabane et retira sa cagoule.
« Il y a un tunnel. Il s’est tiré. »
Il sortit un pistolet qu’il donna au blondinet.
« Surveillez-les. »
Puis il fit signe aux deux autres, qui le suivirent à pas lourds dans la neige.
Souvorine se sentait mouillé. Il baissa les yeux et remarqua qu’il se tenait dans une mare de neige fondue. Son pantalon était trempé. De même que le bas de son pardessus. Un fragment de doublure de soie effiloché traînait par terre. Quant à ses chaussures… ses chaussures étaient complètement détrempées et éraflées… elles étaient fichues .
L’un des deux hommes attachés — le journaliste : O’Brian, c’était bien comme ça qu’il s’appelait, non ? — commença à se retourner en disant quelque chose.
« La ferme ! » aboya Souvorine, furieux. Il défit le cran de sûreté et agita son arme. « Taisez-vous et face au mur ! »
Il s’assit devant la table et passa sa manche humide sur son visage.
Complètement fichues …
Il remarqua Staline, qui le dévisageait. Il saisit la photo encadrée de sa main libre et la pencha vers la lumière. Elle était signée. Et c’était quoi, tout le reste ? Des passeports, des papiers d’identité, une pipe, de vieux 78 tours, une enveloppe contenant une mèche de cheveux… On aurait dit que quelqu’un avait essayé d’invoquer des esprits. Il renversa la mèche de cheveux dans sa main et les frotta entre le pouce et l’index. Les brins étaient secs, gris, épais, comme des soies de porc. Il les laissa tomber puis s’essuya les mains sur son manteau. Alors il posa le pistolet sur la table et se frotta les yeux.
« Asseyez-vous, dit-il d’une voix lasse. Qu’est-ce que ça peut faire ? »
Dehors, dans la forêt, de longues rafales de fusils d’assaut crépitaient.
« Vous savez, dit-il tristement à Kelso, vous auriez vraiment dû prendre cet avion. »
« Que va-t-il se passer, maintenant ? » demanda l’Anglais.
Ils avaient visiblement du mal à s’asseoir convenablement et se tenaient agenouillés près du mur. Le poêle s’était éteint et il commençait à faire très froid. Souvorine avait sorti l’un des disques de sa pochette en papier et l’avait posé sur la platine du vieux gramophone.
« C’est une surprise, annonça-t-il.
— Je suis membre accrédité du corps de presse international… », commença O’Brian.
Le tac-a-tac d’un tir rapide fut ponctué par une détonation plus forte.
« L’ambassadeur américain… », reprit O’Brian.
Souvorine remonta très vite la manivelle du gramophone — n’importe quoi pour couvrir le bruit qui venait du dehors — et posa l’aiguille sur le disque. Dans une tempête de crachotements, un tout petit orchestre entama un air trembloté.
Nouveaux bruits de fusillade. Quelqu’un hurlait au loin, dans les arbres. Deux détonations suivirent, coup sur coup. Les hurlements cessèrent et O’Brian se mit à gémir : « Ils vont nous tuer, ils vont nous tuer aussi ! » Il tira sur son filin de plastique pour essayer de se lever, mais Souvorine posa la pointe de sa chaussure mouillée sur la poitrine de l’Américain et le repoussa doucement.
« Essayons au moins d’agir en hommes civilisés », dit-il en anglais.
Ce n’est pas non plus ce que j’avais rêvé, avait-il envie d’ajouter. Je peux vous assurer qu’il n’entrait en aucun cas dans mes rêves d’avenir de me retrouver dans le taudis nauséabond d’un dément et de traquer celui-ci comme un animal. Honnêtement, je crois que vous pourriez me trouver plutôt agréable, en d’autres circonstances.
Il fit un effort pour suivre le mouvement de la musique, cherchant à conduire l’orchestre avec l’index, mais il ne parvint pas à trouver le moindre rythme. Le morceau semblait sans queue ni tête.
« Vous auriez mieux fait de venir avec une armée, commenta l’Anglais, parce que à trois contre un, là-dedans, ils n’ont aucune chance.
— C’est ridicule, assura Souvorine avec patriotisme. Ils font partie des Forces spéciales. Ils vont l’avoir. Et puis, si cela s’avère nécessaire, oui, on enverra une armée.
— Pourquoi ?
— Parce que je travaille pour des hommes qui ont peur, docteur Kelso, certains d’entre eux étant juste assez vieux pour avoir touché de près le camarade Staline. » Il plissa le front en regardant le gramophone : quel boucan. On aurait dit des hurlements de chiens. « Savez-vous comment Lénine a appelé le tsarévitch quand les bolcheviks ont décidé du destin de la famille impériale ? Il a qualifié l’enfant d’“étendard vivant”. Et Lénine a ajouté qu’il n’y avait qu’une seule façon d’agir avec un étendard vivant. »
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