Ils se mirent d’accord sur deux cents dollars. Tsarev insista pour donner un reçu. Il enferma l’argent dans une vieille caisse métallique elle-même enfermée à clé dans un tiroir, et Kelso prit conscience, non sans admiration, que Tsarev allait certainement remettre cet argent dans les caisses du Parti. Il n’en garderait rien pour lui. C’était un véritable croyant.
Le Russe leur fit reprendre le couloir qui les ramena à la réception. La femme aux cheveux teints était en train d’arroser ses plantes en boîtes. Aurora proclamait toujours que la violence était inévitable. Le sourire gras de Ziouganov était toujours à sa place. Tsarev prit une clé dans un placard métallique, et ils le suivirent dans un escalier qui menait à la cave. Une grande porte blindée, bardée de verrous et couverte d’une épaisse couche de peinture gris cuirassé, s’ouvrit pour révéler une cave, tapissée de rayonnages de bois contenant des dossiers.
Tsarev chaussa une paire de lunettes à montures épaisses et entreprit de descendre les classeurs poussiéreux pendant que Kelso regardait autour de lui avec stupéfaction. Il se disait que ce n’étaient pas des archives, mais des catacombes, une nécropole. Des bustes de Lénine, Marx et Engels peuplaient les étagères comme une armée de clones. Il y avait des boîtes contenant les photographies d’apparatchiks du Parti oubliés et des piles de toiles du réalisme socialiste montrant de jeunes paysannes à la poitrine généreuse et des héros du Travail aux muscles de granit. Il y avait des tas de décorations, de diplômes, de cartes du Parti, d’imprimés, de brochures et de livres. Et puis il y avait les drapeaux, de petits fanions rouges que les enfants agitaient, et de grands drapeaux écarlates que les pareils d’Anna Safanova brandissaient dans les défilés.
C’était comme si les gardiens d’une grande religion avaient dû soudain dépouiller ses temples pour tout dissimuler dans des caves, afin de préserver textes et icônes dans l’espoir de temps meilleurs, d’un nouvel Avènement…
Les listes des Komsomol des années 1950 et 1951 manquaient.
« Quoi ? »
Kelso fit volte-face et vit Tsarev qui, l’air perplexe, examinait deux dossiers, un dans chaque main.
C’était extrêmement curieux, disait Tsarev. Il faudrait mener une enquête. Qu’ils voient par eux-mêmes (il tendit les dossiers pour qu’ils puissent vérifier), il y avait bien la liste de 1949 et ici, aussi, celle de 1952. Mais Anna Safanova n’apparaissait dans aucune de ces deux listes.
« En quarante-neuf, elle était trop jeune, expliqua Kelso, elle ne remplissait pas les critères. » Et en 1952, Dieu seul savait ce qu’elle était devenue. « Quand les listes ont-elles été retirées ?
— En avril cinquante-deux, répondit Tsarev en fronçant les sourcils. Il y a une note : “A transférer aux archives du Comité central, à Moscou.”
— Y a-t-il une signature ? »
Tsarev la lui montra : A.N. Poskrebichev.
« Qui est Poskrebichev ? » demanda O’Brian.
Kelso le savait, et il vit bien que Tsarev aussi.
« Le général Poskrebichev, répondit Kelso, était le secrétaire particulier de Staline.
— Eh bien, intervint Tsarev un peu trop rapidement, voilà un mystère. »
Il voulut ranger les dossiers sur leur étagère. Un demi-siècle et tout ce qui s’était passé depuis avaient beau s’être écoulés, la signature du secrétaire particulier de Staline suffisait encore à troubler un homme assez vieux pour se souvenir. Ses mains tremblaient. L’un des dossiers lui échappa et tomba à terre. Des feuillets s’éparpillèrent. « Laissez, je vous en prie. Je m’en occupe. » Mais Kelso s’était déjà agenouillé et rassemblait les feuilles éparses.
« Il y a encore une chose que vous pourriez faire pour nous, dit-il.
— Je ne crois pas…
— Nous pensons que les parents d’Anna Safanova étaient probablement tous deux membres du Parti. »
C’était impossible, assura Tsarev. Il ne pouvait pas les laisser regarder. Ces archives étaient confidentielles.
« Mais vous pourriez les consulter pour nous… »
Non, non, il ne pensait pas pouvoir.
Il tendait sa main tachée d’encre pour récupérer les feuillets quand soudain O’Brian se trouva près de lui, penché, mettant deux billets de cent dollars dans sa paume ouverte.
« Cela nous aiderait vraiment beaucoup », fit Kelso, faisant désespérément signe à O’Brian de reculer tout en soulignant chaque mot d’un hochement de tête. « Cela nous aiderait beaucoup pour faire notre émission, si nous pouvions jeter un coup d’œil. »
Mais Tsarev ne fit pas attention à lui. Il avait les yeux rivés sur les deux billets, et le visage de Benjamin Franklin, malin et flatteur, lui rendait son regard.
« Il n’y a donc rien, fit Tsarev lentement, que vous ne pensiez pouvoir acheter avec de l’argent ?
— Il n’y avait là aucune intention insultante, assura Kelso en fusillant O’Brian du regard.
— Ouais, renchérit l’Américain. Y’a pas d’offense.
— Vous achetez nos industries. Vous achetez nos missiles. Vous essayez d’acheter nos archives… »
Ses doigts se contractèrent sur les billets, les serrèrent avec force, puis les laissèrent tomber à terre.
« Gardez votre argent. Et que le diable vous emporte, vous et votre fric. »
Il se détourna et courba la tête, se concentrant sur la remise en place des dossiers. Pendant quelques instants, on n’entendit plus que le frottement du vieux papier.
« Bravo, articula sans bruit Kelso à l’adresse de O’Brian. Félicitations… »
Une minute s’écoula.
Puis, à brûle-pourpoint, Tsarev demanda : « Comment avez-vous dit qu’ils s’appelaient, les parents ?
— Mikhaïl, répondit vivement Kelso. Et… » Et merde, comment s’appelait la mère déjà ? Il essaya de se rappeler le rapport du NKVD. Vera ? Varouchka ? Non, Varvara, c’était ça. « Mikhaïl et Varvara Safanov. »
Tsarev hésita. Il tourna vers eux son visage étroit pour les regarder avec une expression où se mêlaient dignité et mépris. « Attendez-moi ici, dit-il. Ne touchez à rien. »
Il disparut dans une autre partie du sous-sol. Ils l’entendaient se déplacer.
« Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit O’Brian.
— Je crois, répondit Kelso, je crois que ça s’appelle marquer un point. Il est parti voir s’il trouve quelque chose sur les parents d’Anna. Et putain, c’est pas grâce à toi. Je ne t’avais pas dit de me laisser faire ?
— Quoi, ça a marché, non ? » O’Brian se baissa pour ramasser les deux billets froissés, les lissa et les rangea dans son portefeuille. « Bon Dieu, quel cimetière ! » Il s’empara d’une tête de Lénine, sur une étagère. « Hélas ! pauvre Yorick… » Il s’interrompit. Il ne se rappelait plus la suite. « Tiens, professeur. Un petit souvenir. » Il lança le buste à Kelso, qui le rattrapa et s’empressa de le reposer.
« Ne fais pas ça », protesta-t-il. Sa bonne humeur s’était envolée. Il en avait assez de O’Brian, mais il n’y avait pas que cela. C’était quelque chose d’autre… quelque chose qui venait de l’atmosphère de ce sous-sol. Il n’arrivait pas à définir exactement quoi.
O’Brian ricana. « Mais qu’est-ce qui te prend ?
— Je n’en sais rien. “On ne se moque pas de Dieu.”
— Ni du camarade Lénine ? C’est ça ? Mon pauvre Fluke. Tu sais quoi ? Je crois que tu es mal barré. »
Kelso l’aurait bien envoyé se faire voir, mais Tsarev revenait, porteur d’un nouveau dossier et la mine soudain triomphante.
Il y avait là un sujet qui serait parfait pour leur émission. Il y avait là une femme qu’on n’avait jamais achetée — il foudroya O’Brian du regard —, une personne qui était une leçon pour eux tous. Varvara Safanova s’était inscrite au Parti communiste en 1935 et, bon an mal an, ne l’avait jamais quitté. Elle faisait l’objet d’une liste de citations du Comité central d’Arkhangelsk qui prenait une demi-page. Oh oui, c’était l’incarnation de l’esprit indomptable du socialisme que personne ne pouvait jamais soumettre !
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