Il renifla et commença à rire lui aussi.
« Tu sais ce qu’on a oublié de faire ? » parvint à articuler O’Brian au bout d’un moment.
Kelso reprit sa respiration et déglutit. « Quoi ?
— On n’est pas allés à la gare pour vérifier le compteur de radioactivité… Putain… on a sûrement été… irradiés ! »
Ils explosèrent de rire. Ils en pleuraient et la Toyota s’agitait au rythme de leurs spasmes. Il neigeait et le husky les regardait, tête penchée, visiblement étonné.
O’Brian verrouilla la voiture et ils pressèrent le pas sous la neige, traversant les plaques de chaussée vicieuses qui subsistaient encore avant de s’engouffrer dans le bâtiment des autorités portuaires.
Kelso portait la serviette.
Ils étaient encore un peu sur les nerfs, et l’annonce des traversées en ferry pour Mourmansk et les îles Solovietskié ne tarda pas à les faire se tordre à nouveau.
Un petit tour au Goulag ?
« Oh, je t’en prie, arrête ça. On a du boulot devant nous. »
Le bâtiment était en fait plus vaste qu’il n’y paraissait de l’extérieur. Au rez-de-chaussée, il y avait des boutiques — de petits kiosques où l’on vendait des articles de toilette et de mode —, un café et une billetterie. En bas, sous les rampes de néons dont la plupart étaient hors d’usage, il y avait un marché souterrain obscur, des étals où se juxtaposaient grains, livres, cassettes pirates, souliers, shampoing, saucisses et quelques immenses et solides soutiens-gorge russes, noirs ou beiges, véritables miracles de la technique de l’encorbellement.
O’Brian acheta deux cartes, l’une de la ville, l’autre de la région, et ils remontèrent à la billetterie, où Kelso obtint d’un employé soupçonneux en uniforme crasseux la permission de jeter un coup d’œil sur l’annuaire téléphonique d’Arkhangelsk en échange d’un dollar. C’était un petit livre à couverture rigide rouge, et il fallut moins de trente secondes à Kelso pour vérifier qu’il n’y avait ni Safanov, ni Safanova enregistré.
« Et maintenant ? demanda O’Brian.
— Manger », répliqua Kelso.
Le café était une stolovaïa à l’ancienne, c’est-à-dire un self qui servait de cantine ouvrière, avec un sol maculé de neige fondue. Il y régnait une forte odeur de tabac chaud. À la table voisine, deux marins allemands jouaient aux cartes.
Kelso prit un grand bol de chtchi [3] Soupe an chou agrémentée d’une petite motte de crème aigre.
, du pain noir et deux œufs durs, et son estomac vide lui en fut aussitôt reconnaissant Une sorte d’euphorie ne tarda pas à le gagner et il se dit que tout allait bien se passer. Ils étaient en sécurité ici. Personne ne pourrait les retrouver. Et s’ils se débrouillaient convenablement, ils pourraient en avoir fini en une journée.
Il versa la moitié d’une mignonnette de cognac dans son café instantané, la contempla un instant, se dit :
« Mais vide-la donc » et versa le reste. Il alluma une cigarette et regarda autour de lui. Les gens ici étaient moins bien habillés qu’à Moscou. Ils regardaient les étrangers, mais détournaient les yeux dès qu’on essayait de croiser leur regard.
O’Brian poussa son assiette de côté. « Je réfléchissais à cette fac ou je ne sais quoi, là… cette “Académie Maxime-Gorki”. Ils doivent avoir conservé les vieux dossiers, non ? Et puis il y avait cette fille qu’elle connaissait… comment elle s’appelait déjà, la moche ?
— Maria.
— Maria. C’est ça. Essayons de consulter le livre de classe de cette année-là et retrouvons Maria. »
Le livre de classe ? pensa Kelso. Mais pour qui O’Brian prenait-il la gamine ? La reine de la promo Maxime-Gorki 1950 ? Mais il se sentait trop plein de bonne volonté pour se bagarrer. « Ou, intervint-il avec diplomatie, ou , nous pourrions essayer le Parti local. Elle était au Komsomol, rappelle-toi. Ils ont peut-être conservé leurs vieux dossiers.
— D’accord, c’est toi le spécialiste. Comment on le trouve ?
— Facile. Passe-moi le plan de la ville. »
O’Brian tira le plan de sa poche intérieure puis fit tourner sa chaise pour se retrouver à côté de Kelso. Ils déplièrent le plan de la ville.
Le plus gros d’Arkhangelsk était concentré sur un vaste promontoire d’environ six kilomètres de côté, avec des extensions urbaines le long de la Dvina.
Kelso posa un doigt sur le plan. « Là, annonça-t-il. Ça doit se trouver là. Ou ça devait Sur la Lenina Plochad, dans le plus gros bâtiment de la place. Ces salauds se sont toujours trouvés là.
— Et tu crois qu’ils vont nous aider ?
— Non, pas de bonne grâce. Mais si tu peux aider un peu financièrement… Enfin, ça vaut le coup d’essayer de toute façon. »
Sur le plan, cela ne paraissait pas à plus de cinq minutes de marche.
« Tu commences à rentrer dedans, hein », remarqua O’Brian. Il donna à Kelso une petite tape affectueuse sur le bras. « Tu sais quoi ? On fait une bonne équipe, tous les deux. On va leur montrer. » Il replia le plan et laissa cinq roubles de pourboire sur la table.
Kelso finit son café. Le cognac lui donnait des couleurs. Il se dit que O’Brian n’était pas si mauvais bougre, en fin de compte. Il le préférait encore à Adelman et au reste des mannequins de cire qui devaient tous se trouver en sécurité à New York à l’heure qu’il était.
On ne faisait pas l’histoire sans prendre certains risques, et cela Kelso le savait. Alors peut-être qu’il fallait aussi prendre des risques pour l’écrire.
O’Brian avait raison.
Il allait leur montrer.
Ils revinrent sur leurs pas, dépassèrent la Toyota puis la façade décrépite d’un hôpital délabré : la polyclinique des Marins du bassin du Nord. Le vent poussait les rafales de neige du golfe vers la terre, gémissait au travers des gréements d’acier des bateaux amarrés à la jetée de bois, courbait les arbres trapus plantés le long de la promenade pour protéger les bâtiments. Les deux hommes devaient lutter pour garder l’équilibre.
Deux bateaux avaient coulé, ainsi que la cabane en bois au bout de la jetée. Des vandales avaient arraché certains bancs pour les jeter dans l’eau, par-dessus la rambarde. Il y avait des graffitis sur les murs : une étoile de David, des écoulements de sang avec un svastika barbouillé par-dessus ; des sigles SS ; KKK.
Une chose était certaine : il n’y aurait pas de boutique de chaussures italiennes par ici.
Ils tournèrent le dos au golfe.
Toutes les villes russes avaient encore leur statue de Lénine. Celle d’Arkhangelsk représentait le commandeur haut de quinze mètres et jaillissant d’un bloc de granit, le visage déterminé, le manteau flottant au vent, un rouleau de papier brandi dans sa main tendue. On aurait dit qu’il essayait de héler un taxi. La place, qui portait encore son nom, était immense, recouverte d’une douce pellicule de neige, et absolument déserte à l’exception d’un couple de chèvres attachées qui broutaient un buisson dans un coin. Juste en face, il y avait un grand musée, la poste centrale et un grand immeuble de bureaux dont le balcon s’ornait toujours du marteau et de la faucille.
Kelso prit la direction de ce dernier, et ils y étaient presque arrivés quand une jeep couleur de sable équipée d’un projecteur sur le capot surgit au coin de la rue : troupes du ministère de l’Intérieur, le MVD. Cela le calma aussitôt. Il prit conscience qu’on pouvait l’arrêter à tout instant et lui demander de montrer son visa. Les soldats au visage blême les fixèrent du regard. Il baissa la tête en montant les marches, O’Brian sur les talons, tandis que la jeep faisait lentement le tour de la place avant de disparaître.
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