Les communistes n’avaient pas été complètement chassés de l’édifice : ils avaient simplement été repoussés au fond. Ils conservaient là une petite réception sur laquelle régnait une grosse femme d’une cinquantaine d’années couronnée d’une écume de cheveux teints en jaune. Il y avait près d’elle, sur le bord de la fenêtre, une rangée de plantes grasses tombantes plantées dans de vieilles boîtes de conserve ; et en face, sur le mur, une grande affiche montrant le candidat du Parti aux dernières élections présidentielles, Guennadi Ziouganov, le visage empâté. Elle examina la carte de presse de O’Brian avec intensité, la tournant et la retournant, la présentant à la lumière, comme si elle craignait un faux. Puis elle décrocha son téléphone et prononça à mi-voix quelques mots dans le combiné.
La neige commençait à s’amonceler dehors, de l’autre côté du double-vitrage. Une horloge tictaquait quelque part. Kelso remarqua une pile encore ficelée d’Aurora près de la porte, prêts à être distribués. Une citation du rapport du ministère de l’Intérieur adressé au Président faisait la première page : « la violence EST INÉVITABLE. »
Un homme apparut deux minutes plus tard. Il devait avoir dans les soixante ans et présentait une allure étrange. Il avait la tête trop petite pour son torse massif, et les traits trop petits pour son visage. Il se présenta — « Tsarev » — en tendant une main tachée d’encre noire. Professeur Tsarev. Premier secrétaire adjoint du Comité régional.
Kelso lui demanda s’il pouvait leur accorder un instant.
Oui. Peut-être. C’était possible.
Maintenant ? En privé ?
Tsarev hésita, puis haussa les épaules. « Très bien. »
Il les conduisit au fond d’un couloir et les introduisit dans son bureau, petit anachronisme de l’époque soviétique avec ses portraits de Brejnev et d’Andropov. Kelso songea qu’il avait vu des tas de bureaux pareils à celui-ci au cours des années. Parquet de planches épaisses, gros tuyaux d’eau, radiateur massif, calendrier de bureau, grand téléphone de bakélite verte qui évoquait les films de science-fiction des années cinquante, odeur de cire et de renfermé, tous les détails étaient familiers, jusqu’à la maquette de Spoutnik et la pendule en forme de Zimbabwe laissée par quelque délégation marxiste en visite. Sur l’étagère qui se trouvait derrière la tête de Tsarev, trônaient six exemplaires des mémoires de Mamantov, Je crois encore.
« Je vois que vous avez le livre de Vladimir Mamantov. » Ce n’était pas une remarque très maligne, mais Kelso ne put se retenir.
Tsarev se retourna et les regarda comme s’il les remarquait pour la première fois. « Oui. Le camarade Mamantov est venu à Arkhangelsk et a fait campagne pour nous pendant les élections présidentielles. Pourquoi ? Vous le connaissez ?
— Oui. Oui, je le connais. »
Il y eut un silence. Kelso avait conscience que O’Brian le regardait et que Tsarev attendait qu’il poursuive. D’un ton hésitant, il entama donc son petit discours préparé. Tout d’abord, commença-t-il, M. O’Brian et lui voulaient remercier le professeur Tsarev de les recevoir tout de suite. Ils n’étaient à Arkhangelsk que pour la journée, et tournaient une émission sur les dernières forces du Parti communiste. Ils se rendaient ainsi dans diverses villes de Russie. Ils s’excusaient de n’avoir pu prendre contact plus tôt afin d’organiser un vrai rendez-vous, mais ils travaillaient dans l’urgence…
« Et c’est le camarade Mamantov qui vous envoie ? l’interrompit Tsarev. Le camarade Mamantov vous a envoyés ici ?
— Je dois dire en toute honnêteté que, sans Vladimir Mamantov, nous ne serions pas ici. »
Tsarev opina de la tête. Eh bien, c’était un sujet formidable. Et un sujet volontairement ignoré par l’Occident. Combien de gens, par exemple, savaient-ils, en Occident, que lors des élections de la Douma les communistes avaient remporté 30 % des votes, puis, en 1996, lors des présidentielles, 40 % ? Oui, ils allaient bientôt revenir au pouvoir. Ils devraient sans doute le partager au début, mais ensuite… qui pouvait le dire ?
Il s’animait peu à peu.
Prenez la situation ici, à Arkhangelsk. Il y avait des millionnaires, évidemment. La belle affaire ! Mais malheureusement, il y avait aussi le crime organisé, le chômage, le sida, la prostitution, la drogue. Ses visiteurs savaient-ils que le taux de mortalité infantile et l’espérance de vie en Russie étaient maintenant revenus aux chiffres de l’Afrique ? Quel progrès ! Quelle liberté ! Tsarev avait été professeur de théorie marxiste à Arkhangelsk pendant vingt ans — son poste avait bien entendu été supprimé. Il avait donc enseigné le marxisme dans un État marxiste, mais c’était maintenant seulement, alors qu’on démontait littéralement les statues de Marx, qu’il en était venu à apprécier le génie de ce visionnaire pour qui l’argent prive le monde entier, le monde humain et la nature, de ses valeurs propres…
« Demande-lui pour la fille, chuchota O’Brian. On n’a pas le temps pour toutes ces conneries. Demande-lui pour Anna. »
Tsarev s’était arrêté au milieu d’une phrase et dévisageait alternativement les deux hommes.
« Professeur Tsarev, se lança Kelso. Nous avons besoin, pour illustrer notre film, de présenter des cas particuliers… »
C’était excellent. Mais oui, il comprenait. L’élément humain. Il y avait beaucoup de ces histoires à Arkhangelsk.
« Oui, j’en suis sûr. Mais nous pensons à quelqu’un en particulier. Une jeune fille. Enfin, une femme d’une soixantaine d’années, maintenant. Elle doit avoir à peu près le même âge que vous. Son nom de jeune fille était Safanova. Anna Mikhaïlovna Safanova. Elle était au Komsomol. »
Tsarev frotta le bout de son nez carré. Ce nom, assura-t-il après un moment de réflexion, ne lui disait rien. Cela remontait sans doute à assez longtemps ?
« Près de cinquante ans. »
Cinquante ans ? Ce n’était pas possible ! Mais non, il allait leur trouver d’autres sujets…
« Mais vous devez bien avoir des archives ? »
… Il allait leur présenter des femmes qui avaient lutté contre le fascisme pendant la Grande Guerre patriotique, des héros du Travail socialiste, des titulaires de l’ordre du Drapeau rouge, des gens magnifiques…
« Demande-lui combien il veut », fit O’Brian, sans même prendre la peine de chuchoter cette fois. Il tira son porte-feuille. « Pour regarder dans ses archives. Il veut combien ?
— Quelque chose ennuie votre collègue ? s’enquit Tsarev.
— Mon collègue se demandait, fit Kelso avec délicatesse, s’il vous serait possible d’entreprendre certaines recherches pour nous. Pour lesquelles nous serions heureux de vous dédommager… de payer le Parti… enfin, de participer financièrement… »
Cela n’allait pas être facile, annonça Tsarev.
Kelso assura qu’il en avait conscience.
Durant les dernières années de l’Union soviétique, le nombre des membres du Parti communiste atteignait 7 % de la population adulte. Si l’on appliquait ces chiffres à Arkhangelsk, on obtenait quoi ? Une vingtaine de milliers de membres pour cette seule ville, et peut-être encore autant si l’on prenait la région tout entière. À cela, il convenait encore d’ajouter les membres des Komsomol et autres organisations du Parti. Donc, si vous preniez tous les gens qui avaient été membres au cours des quatre-vingts dernières années — ceux qui étaient morts, ceux qui avaient rendu leur carte, ceux qui avaient été fusillés, emprisonnés, exilés, purgés —, cela représentait un nombre vraiment important. Un nombre énorme. Mais…
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