Soudain, Hoffmann leva théâtralement les mains de son clavier comme un pianiste plaquant lors d’un récital le dernier accord d’un concerto.
— Ça ne marche pas. Il n’y a pas de réaction. Je pensais pouvoir au moins procéder à une liquidation ordonnée, mais ce n’est visiblement pas possible. Il faut arrêter complètement tout le système et le mettre en quarantaine jusqu’à ce que nous trouvions ce qui ne va pas.
— Comment allons-nous nous y prendre ? questionna Ju-Long.
— Pourquoi ne pas le faire à l’ancienne ? proposa Quarry. On déconnecte le VIXAL et on demande par téléphone et par mails aux courtiers de ramener toutes nos positions.
— Il va falloir fournir une raison plausible pour expliquer pourquoi nous revenons au parquet au lieu d’utiliser l’algorithme.
— C’est très simple, dit Quarry. On débranche tout et on dit qu’on a eu un problème catastrophique d’alimentation électrique dans la salle des ordinateurs. On doit donc se retirer du marché jusqu’à ce que ce soit réparé. En plus, comme tous les bons mensonges, ça a le mérite d’être presque vrai.
— En fait, commenta van der Zyl, il faut seulement qu’on tienne encore deux heures et cinquante minutes, ensuite les marchés seront fermés de toute façon. Après-demain, ce sera le week-end. D’ici lundi matin, le carnet d’ordres affichera neutre et on sera hors de danger — pour autant que les marchés n’enregistrent pas une forte hausse entre-temps.
— Le Dow a déjà perdu 1 %, annonça Quarry. Pareil pour le S&P. Et il y a toute cette connerie de dette souveraine qui arrive de la zone euro. Il est impossible que le marché puisse clore la journée à la hausse.
Les quatre cadres de la compagnie se consultèrent du regard.
— Alors on y va ? On est d’accord ?
Ils acquiescèrent tous.
— Je vais le faire, dit Hoffmann.
— Je viens avec toi, proposa Quarry.
— Non. C’est moi qui l’ai branché ; c’est moi qui le débrancherai.
La traversée de la salle des marchés lui parut très longue jusqu’à la salle des ordinateurs. Il sentait les yeux de tous peser sur son dos, et il songea que, dans un film de science-fiction, il ne pourrait même pas avoir accès aux cartes mères. Mais lorsqu’il présenta son visage au scanner, les verrous s’écartèrent et la porte s’ouvrit. Dans l’obscurité froide et bruyante, la forêt d’yeux d’un millier d’unités centrales clignota à son approche. Il avait l’impression d’être sur le point de commettre un meurtre, comme des années plus tôt, au CERN, quand on l’avait obligé à tout arrêter. Il ouvrit néanmoins le boîtier métallique et saisit la manette du disjoncteur. Il se dit que ce n’était que la fin d’une phase : l’œuvre se poursuivrait, et, si ce n’était pas sous sa direction, ce serait sous celle de quelqu’un d’autre. Il remonta la manette et, en moins de deux secondes, les voyants et les ronronnements eurent cessé. Seul le bruit du climatiseur troublait encore le silence glacé. Hoffmann se serait cru dans une morgue. Il se dirigea vers la lueur de la porte ouverte. Lorsqu’il fut tout près du groupe de quants rassemblés autour de la batterie de six ordinateurs, tout le monde se tourna vers lui. Il ne put déchiffrer leurs expressions.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Quarry. Tu n’as pas pu t’y résoudre ?
— Si, je l’ai fait. Je l’ai éteint.
Il regarda derrière le visage dubitatif de Quarry. Sur les écrans, le VIXAL-4 poursuivait ses opérations. Stupéfait, il s’approcha du terminal et passa d’un écran à l’autre.
— Allez vérifier, d’accord ? ordonna Quarry à voix basse à l’un des quants.
— Je suis encore capable de soulever une putain de manette, Hugo. Je ne suis quand même pas dingue au point de ne pas faire la différence entre marche et arrêt. Bon Dieu… Regarde ça.
Le VIXAL poursuivait ses opérations sur tous les marchés. Il vendait les euros à la baisse, entassait les bons du Trésor et renforçait sa position sur les futures du VIX.
À l’entrée de la salle des ordinateurs, le quant cria :
— L’électricité est bien coupée.
Un murmure excité parcourut l’assemblée.
— Où est l’algorithme s’il n’est pas dans nos ordinateurs, alors ? interrogea Quarry.
Hoffmann ne répondit pas.
— Je crois que c’est une question que les régulateurs ne manqueront pas de poser, intervint Rajamani.
Personne ne saurait par la suite depuis combien de temps il les observait. Quelqu’un assura qu’il n’avait jamais quitté son bureau : on l’avait vu écarter les lames des stores du bout des doigts et observer Hoffmann pendant qu’il s’adressait aux quants. Quelqu’un d’autre assura qu’il était tombé sur lui devant un terminal isolé, dans la salle de conférence, et qu’il copiait des données sur un périphérique de stockage de grande capacité. Un autre analyste encore, indien comme lui, avoua même que Rajamani l’avait approché dans la cuisine commune pour lui demander s’il accepterait d’être son informateur à l’intérieur de la compagnie. Dans l’atmosphère quelque peu hystérique qui commençait à s’emparer d’Hoffmann Investment Technologies, où les hérétiques, les disciples, les apostats et les martyrs trouveraient chacun leur place respective, il deviendrait parfois difficile d’établir la vérité. La seule chose sur laquelle tout le monde s’accorderait serait que Quarry avait commis une grave erreur en ne faisant pas reconduire à la sortie par la sécurité le directeur des risques, à l’instant même où il l’avait mis à la porte. Dans le chaos général, il l’avait tout simplement oublié.
Rajamani se tenait sur le seuil de la salle des marchés avec un petit carton contenant ses effets personnels — les photos de sa remise de diplôme, de son mariage et de ses enfants ; une boîte de thé Darjeeling qu’il conservait pour son usage personnel dans le frigo commun et auquel personne n’avait le droit de toucher ; un cactus qui semblait lever les pouces en signe de victoire ; et une lettre manuscrite encadrée du chef du Bureau des fraudes graves de Scotland Yard, qui le remerciait de son concours dans l’enquête sur une affaire bénigne censée ouvrir une nouvelle ère dans la réglementation de la City, mais qui avait été rapidement étouffée en appel.
— Je croyais vous avoir demandé de déguerpir, fit Quarry d’une voix rauque.
— Eh bien, je pars tout de suite, rétorqua Rajamani, et vous serez heureux d’apprendre que j’ai rendez-vous au ministère des Finances de Genève dès demain matin. Laissez-moi vous prévenir que chacun d’entre vous risque des poursuites, des peines de prison et des amendes de millions de dollars si vous persistez à faire tourner une entreprise qui ne devrait pas effectuer d’opérations. Nous avons visiblement affaire à une technologie dangereuse, totalement incontrôlée, et je peux vous promettre, Alex et Hugo, que la SEC et la FSA vont vous interdire l’accès à tous les marchés américains et anglais en attendant qu’une enquête soit ouverte. Vous devriez avoir honte, tous les deux. Vous devriez tous avoir honte.
Il fallait reconnaître à Rajamani son assurance : il parvint à prononcer son petit discours au-dessus d’une boîte de thé et d’un cactus victorieux sans perdre une once de dignité. Il balaya ensuite l’assemblée d’un dernier regard plein de fureur et de mépris, redressa le menton et se dirigea d’un pas décidé vers la réception. La scène rappela à plus d’un témoin des images d’employés quittant Lehman Brothers avec leurs affaires dans un carton.
— Oui, c’est ça, dégage ! lança Quarry derrière lui. Tu verras qu’avec 10 milliards de dollars, on peut avoir tous les avocats qu’on veut. Et c’est toi qu’on va poursuivre pour avoir violé les clauses de ton contrat ! Putain, on va te faire plonger !
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