— Je peux vous assurer qu’il soutient totalement ce que nous faisons. Et maintenant, quelqu’un d’autre est-il prêt à ruiner sa carrière en me posant une question piège ?
Un rire nerveux se fit entendre.
— Bon, eh bien…
— En fait, reprit Hoffmann, il y a effectivement encore une dernière chose, Hugo. (En regardant les visages des quants tournés vers lui, il éprouva pour la première fois un brusque sentiment de camaraderie. Il avait recruté chacun d’eux. L’équipe… l’entreprise… sa création. Il se doutait qu’il ne pourrait pas leur reparler avant très longtemps, voire plus jamais.) Pourrais-je vous dire encore deux ou trois mots ? Ça a été, comme certains d’entre vous l’ont déjà deviné, une journée de merde. Et, quoi qu’il m’arrive, je voudrais juste que vous sachiez — que vous sachiez tous… (Il dut s’interrompre pour déglutir. Il s’aperçut avec horreur qu’il était gagné par l’émotion, la gorge nouée, les yeux débordant de larmes. Il regarda ses pieds et attendit de s’être ressaisi avant de relever la tête. Il fallait qu’il fasse vite s’il ne voulait pas craquer complètement.) Je veux simplement que vous sachiez à quel point de suis fier de ce que nous avons accompli ici. Cela n’a jamais été simplement une question d’argent — pas pour moi, en tout cas, et certainement pas pour la majorité d’entre vous non plus. Alors merci. Ça compte beaucoup pour moi. Voilà.
Il n’y eut pas d’applaudissements, juste une grosse perplexité. Hoffmann descendit de sa chaise. Il vit que Quarry le regardait curieusement, même si le directeur général se reprit aussitôt et lança :
— C’est bon, tout le monde, fini le petit discours. Retournez à vos galères, esclaves, et mettez-vous à ramer. On a un grain droit devant nous.
Les analystes quantitatifs se dispersèrent, et Quarry glissa à Hoffmann :
— On aurait dit un discours d’adieu.
— Ce n’était pas le but.
— Eh bien, ça y ressemblait. Qu’est-ce que tu entends par : « Quoi qu’il m’arrive ? »
Mais avant qu’Hoffmann ne puisse répondre, quelqu’un appela :
— Alex, vous avez une seconde ? Je crois qu’on a un problème, ici.
« La vie intelligente sur une planète ne peut naître qu’une fois qu’elle a appréhendé les raisons de sa propre existence [8] Traduit de l’anglais par Laura Ovion, Odile Jacob, Paris, 2003.
. »
Richard Dawkins,
Le Gène égoïste, 1976.
Ce qui fut officiellement enregistré comme une « panne générale du système » se produisit à Hoffmann Investment Technologies à 19 heures pile, heure normale d’Europe centrale. Au même instant exactement, à plus de six mille kilomètres de là, à 13 heures, heure standard de l’est de l’Amérique du Nord, on détecta une activité inhabituelle à la Bourse de New York. Des dizaines de titres commencèrent à subir une volatilité des cours d’une telle ampleur que cela déclencha automatiquement un dispositif appelé Liquidity Replenishment Points, soit un « mode ralenti » permettant de « faire le plein de liquidités » pour chaque action cotée. Lors de son témoignage ultérieur devant la commission du Congrès, la présidente de la SEC, organe régulateur des marchés boursiers américains, expliquerait que :
« Les LRP sont souvent considérés comme des “ ralentisseurs ” et sont destinés à amortir la volatilité d’une action donnée en interrompant temporairement le trading automatique pour revenir aux courtiers dès qu’une action évolue trop à la hausse ou à la baisse. Il en résulte alors qu’à la Bourse de New York, les opérations vont “ ralentir ” afin de permettre aux teneurs de marché désignés de solliciter des apports de liquidités avant de retourner aux automates de marché [9] Mary Shapiro, lors d’une audition au Congrès. Les détails évoqués en arrière-plan sur ce qui s’est produit sur les marchés financiers américains durant les deux heures qui vont suivre sont absolument véridiques, tirés des déclarations devant le Congrès et du rapport conjoint de la SEC et de la CFTC intitulé Findings Regarding the Market Events of May 6, 2010 . (N.d.A.)
. »
Il ne s’agissait cependant que d’une intervention technique sans rien d’exceptionnel et qui, à ce stade, restait relativement mineure. Ils furent très peu aux États-Unis à se rendre compte de ce qui se passa au cours de la demi-heure suivante, et aucun des analystes quantitatifs d’Hoffmann Investment Technologies n’en eut même conscience.
*
L’homme qui avait appelé Hoffmann devant sa batterie de six écrans était titulaire d’un doctorat d’Oxford et s’appelait Croker. Hoffmann l’avait recruté au Rutherford Appleton Laboratory, lors de ce même voyage où Gabrielle avait trouvé l’idée de faire de l’art avec des scanners. Croker avait essayé de passer outre l’algorithme et de reprendre le contrôle manuel afin de commencer à liquider leur position excessive sur le VIX, mais le système lui avait refusé l’accès.
— Laissez-moi essayer, dit Hoffmann.
Il prit la place de Croker au clavier et entra son propre mot de passe, censé lui donner un accès illimité à tous les composants du VIXAL, mais le système repoussa même sa demande d’opérateur privilégié. Il essaya de dissimuler sa peur.
Pendant qu’Hoffmann cliquait en vain sur la souris et tentait d’autres voies pour entrer dans le système, Quarry vint regarder par-dessus son épaule, rejoint par van der Zyl et Ju-Long. Il se sentait étonnamment calme, résigné même. Une part de lui avait toujours su que cela arriverait, de la même façon que, chaque fois qu’il attachait sa ceinture dans un avion, il s’attendait à périr dans un crash. À partir du moment où l’on se soumet à une machine pilotée par quelqu’un d’autre, on acceptait son destin. Au bout de quelques minutes, il lâcha :
— Je suppose que l’option radicale est de débrancher tout le bazar ?
— Mais si on fait ça, répondit Hoffmann sans se retourner, on arrête carrément les transactions, point final. On ne revient pas sur nos positions actuelles : on reste figés là où elles sont.
Des exclamations de surprise et d’inquiétude se faisaient entendre dans toute la salle. Un par un, les quants abandonnaient leurs terminaux et venaient voir ce qu’Hoffmann faisait. Un peu comme des badauds rassemblés autour d’un immense puzzle, quelqu’un se penchait de temps à autre pour avancer une suggestion : Hoffmann avait-il pensé à mettre ça ici ? Est-ce que ça ne serait pas mieux d’essayer de faire l’inverse ? Il n’y prêtait aucune attention. Personne ne connaissait le VIXAL mieux que lui ; il en avait conçu chacun des aspects.
Sur les écrans géants, la retransmission de la séance de l’après-midi de Wall Street se poursuivait normalement. Le sujet qui concentrait toute l’attention était encore les émeutes à Athènes contre les mesures d’austérité prises par le gouvernement grec — savoir si la Grèce allait se retrouver en cessation de paiement, si la contagion allait s’étendre et l’euro s’effondrer. Et le hedge fund continuait de gagner de l’argent. C’était d’une certaine façon le plus curieux de tout. Quarry se retourna un instant pour consulter le compte de résultats sur l’écran voisin : il avait pris près de 300 millions de dollars pendant cette seule journée. Il ne pouvait s’empêcher, dans un petit coin de sa tête, de se demander pourquoi ils cherchaient à tout prix à stopper le VIXAL. Ils avaient créé le roi Midas avec des puces électroniques. Comment sa rentabilité phénoménale pourrait-elle aller à l’encontre des intérêts humains ?
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