— La boîte de Pandore, fit une voix derrière elle.
Elle fit volte-face et se retrouva nez à nez avec Walton. Elle se demanda depuis combien de temps il l’observait.
— Ou la loi des conséquences imprévues. On commence par chercher à recréer les origines de l’univers et, au bout du compte, on a créé eBay. Venez dans mon bureau. Je n’ai pas beaucoup de temps, malheureusement.
— Oh, je ne veux pas vous déranger. Je peux revenir une autre fois si vous préférez.
— Ça ira, répliqua-t-il en la scrutant du regard. Est-ce qu’il s’agit de faire de l’art avec de la physique des particules, ou serait-il par hasard question d’Alex ?
— En fait, il s’agit d’Alex.
— C’est bien ce que je pensais.
Il la guida dans un couloir orné de photos de vieux ordinateurs, qui menait à des bureaux. C’était assez minable, mais fonctionnel — portes en verre opaque, lumière trop crue des néons, lino de l’Administration, peinture grise, pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver pour abriter le grand accélérateur de particules. Mais, une fois de plus, elle imaginait sans peine Alex ici : c’était certainement un décor qui convenait mieux à l’homme qu’elle avait épousé que son bureau de Cologny, avec ses luxueux sièges en cuir et son mobilier design.
— Et voilà, c’est ici que dormait le grand homme, indiqua Walton en ouvrant à la volée la porte d’une cellule spartiate comprenant deux bureaux, deux terminaux et une vue sur le parking.
— Dormait ?
— Où il travaillait aussi, pour être juste. Vingt heures de travail par jour, quatre heures de sommeil. Il avait l’habitude de rouler son matelas dans ce coin, là. (Il sourit vaguement à ce souvenir et posa sur elle ses graves yeux gris.) Je crois qu’Alex était déjà parti d’ici quand il vous a rencontrée à notre petit réveillon du jour de l’an, ou qu’il allait le faire, en tout cas. J’imagine qu’il y a un problème.
— Oui, effectivement.
Il hocha la tête, comme s’il s’y attendait.
— Venez vous asseoir.
Il remonta le couloir jusqu’à son propre bureau. Celui-ci était identique au précédent, à part le fait qu’il n’y avait qu’un seul bureau et que Walton avait, d’une certaine façon, humanisé la pièce — il avait recouvert le lino d’un vieux tapis persan et mis des plantes devant les bords de fenêtre en métal rouillé. Posée sur un classeur à tiroir, une radio déversait doucement de la musique classique, un quatuor à cordes. Il l’éteignit.
— Comment puis-je vous aider ?
— Dites-moi ce qu’il faisait ici, ce qui s’est mal passé. Je crois qu’il a fait une dépression, et j’ai comme l’impression que ça revient. Pardonnez-moi, ajouta-t-elle en regardant ses genoux. Je ne savais pas à qui m’adresser.
Walton avait pris place derrière son bureau. Il avait joint l’extrémité de ses longs doigts et les pressait contre ses lèvres. Il l’examina un moment. Puis il finit par demander :
— Avez-vous déjà entendu parler du Desertron ?
*
Le Desertron, dit Walton, était censé être le super collisionneur supraconducteur américain — quatre-vingt-sept kilomètres de tunnel creusés dans la roche à Waxahachie, au Texas. Mais, en 1993, le Congrès américain a décidé, dans son infinie sagesse, de voter l’abandon du projet. Cela a fait économiser environ dix milliards de dollars aux contribuables américains (« Ils ont dû danser dans la rue »). Quoi qu’il en soit, cela a aussi anéanti les projets de toute une génération de physiciens universitaires américains, dont le jeune et brillant Alex Hoffmann, qui terminait alors son doctorat à Princeton.
Au bout du compte, Alex a fait partie des heureux élus — il n’avait guère plus de vingt-cinq ans mais avait déjà une réputation suffisante pour se voir attribuer l’une des très rares bourses non européennes pour travailler au CERN sur le grand collisionneur électron-positron, précurseur du Grand Collisionneur de hadrons. La plupart de ses condisciples ont malheureusement dû devenir analystes quantitatifs à Wall Street, où ils ont aidé à créer des produits dérivés au lieu de construire des accélérateurs de particules. Et quand ça aussi s’est mis à aller de travers et que le système bancaire a implosé, le Congrès a dû lui porter secours, ce qui a coûté aux mêmes contribuables américains la coquette somme de 3,7 billions de dollars.
— Ce qui est un autre exemple de la loi des conséquences imprévues, fit remarquer Walton. Vous savez qu’Alex m’a proposé une place, il y a cinq ans environ ?
— Non.
— C’était avant la crise bancaire. Je lui ai répondu que, à mon avis, la science de haut niveau et l’argent ne faisaient pas bon ménage. C’est un composé instable. J’ai peut-être employé l’expression de « forces du mal ». Et je crois bien que nous nous sommes de nouveau disputés.
— Je vois ce que vous voulez dire, assura Gabrielle en hochant la tête avec empressement. C’est une sorte de tension. J’ai toujours eu conscience qu’il avait ça en lui, mais ça s’est accentué depuis quelque temps.
— C’est exactement ça. Avec les années, j’en ai connu pas mal qui ont quitté la science pure pour faire de l’argent — aucun n’ayant réussi aussi bien qu’Alex, je dois le reconnaître —, et on sait toujours, à la véhémence avec laquelle ils prétendent le contraire, qu’au fond d’eux-mêmes ils se méprisent.
Il semblait peiné par ce qui était arrivé à sa profession, comme si ces scientifiques avaient perdu l’état de grâce et, cette fois encore, Gabrielle pensa à un religieux. Il y avait en lui, comme chez Alex, un côté détaché du reste du monde. Elle dut le ramener à la réalité.
— Mais, dans les années quatre-vingt-dix…
— Ah, oui, bref, retour aux années quatre-vingt-dix…
Alex était arrivé à Genève deux ans seulement après que les scientifiques du CERN avaient inventé la Toile mondiale. Curieusement, c’était cela qui avait enflammé son imagination : ni chercher à recréer le Big Bang, ni trouver la particule de Dieu, ni fabriquer de l’antimatière, mais les possibilités offertes par la puissance du traitement en série, l’émergence d’un raisonnement par la machine, d’un cerveau global.
— Il avait une approche romantique du sujet, et c’est toujours dangereux. J’étais son chef de service au centre de calcul. Maggie et moi, on l’a aidé à se remettre un peu d’aplomb. Il gardait nos garçons quand ils étaient petits. Il n’était vraiment pas doué pour ça.
— Ça ne m’étonne pas.
Gabrielle se mordit la lèvre en pensant à Alex avec des enfants.
— Complètement nul . Quand on rentrait, on le retrouvait endormi dans leur lit au premier, et les enfants en bas, en train de regarder la télé. Il exigeait toujours beaucoup trop de lui-même, et il s’épuisait. Il était obsédé par l’intelligence artificielle, même s’il n’aimait pas beaucoup les connotations hautaines du terme IA et préférait l’appeler RAM — Raisonnement Autonome de la Machine. Vous vous y connaissez en sciences ?
— Non, pas du tout.
— Ce n’est pas trop problématique, quand on est mariée avec Alex ?
— Pour être franche, je crois que c’est plutôt l’inverse. C’est pour ça que ça marche.
Ou que ça marchait , faillit-elle ajouter. C’était du mathématicien distrait — de son ingénuité sociale, de sa curieuse innocence — qu’elle était tombée amoureuse ; elle avait beaucoup plus de mal à se faire au nouvel Alex, le patron milliardaire d’un fonds d’investissement.
— Eh bien, sans trop entrer dans les détails, l’un des gros défis auxquels nous devons faire face ici est tout simplement d’analyser les quantités faramineuses de données que nous produisons. Nous arrivons actuellement en gros à vingt-sept billions d’octets traités par jour. La solution proposée par Alex était d’inventer un algorithme capable, d’une certaine façon, d’apprendre quoi chercher, puis de savoir quoi chercher ensuite. Cela l’aurait rendu capable de travailler infiniment plus vite qu’un être humain. En théorie, c’était brillant, mais, dans la pratique, ça s’est révélé désastreux.
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