— Ça n’a donc pas fonctionné ?
— Oh, si, ça a fonctionné. C’est justement ça qui a été désastreux. Ça a commencé à se répandre dans tout le système comme du chiendent. Nous avons fini par devoir le mettre en quarantaine, ce qui impliquait de pratiquement tout fermer. J’ai malheureusement été contraint de dire à Alex que ses recherches étaient trop instables pour être poursuivies. Il faudrait confiner l’algorithme comme une technologie nucléaire, faute de quoi cela équivaudrait à lâcher un virus. Il n’a pas voulu en entendre parler. Les choses ont dégénéré. Il a fallu à un moment l’expulser de force.
— Et c’est à ce moment-là qu’il a fait sa dépression ?
Walton hocha tristement la tête.
— Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi désespéré. On aurait dit que j’avais assassiné son enfant.
« Alors que je réfléchissais à ces questions[…] un nouveau concept m’est venu : “ le système nerveux numérique ”[…] Un système nerveux numérique consiste en procédés informatiques qui permettent à une société d’appréhender et de réagir à son environnement, de définir les défis des concurrents et les attentes des clients, et de mettre en place des réponses immédiates [7] Traduit de l’anglais par D. Roche, M.-H. Sabard, C. Vacherat, Robert Laffont, Paris, 1999.
… »
Bill Gates,
Le Travail à la vitesse de la pensée.
Lorsque Hoffmann arriva devant l’immeuble du fonds de placement, c’était la sortie des bureaux –18 heures à Genève, midi à New York. Les gens quittaient le bâtiment pour rentrer chez eux, aller prendre un verre ou filer à leur cours de gym. Il se posta dans une encoignure de porte, juste en face, et vérifia qu’il n’y avait pas de policier en vue. Comme il n’en voyait aucun, il traversa la rue à vive allure, regarda la caméra de reconnaissance faciale d’un air morne, franchit l’entrée, prit l’un des ascenseurs et arriva à l’étage d’Hoffmann Investment Technologies. La salle des marchés était encore pleine ; la plupart des employés ne partaient pas avant 20 heures. Il baissa la tête et fonça vers son bureau en s’efforçant de ne pas prêter attention aux regards curieux qu’il attirait. Assise à sa place, Marie-Claude le regarda arriver. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Hoffmann leva les mains.
— Je sais, dit-il. J’ai besoin de dix minutes tout seul, et ensuite je m’occuperai de tout ça. Ne laissez entrer personne, d’accord ?
Il entra et referma la porte derrière lui. Il s’assit sur son coûteux fauteuil ergonomique inclinable dernier cri et ouvrit l’ordinateur portable de l’Allemand. Qui avait piraté son dossier médical ? C’était la question. Celui qui avait fait ça devait être derrière tout le reste. Il n’en revenait pas. Il ne s’était jamais vu comme susceptible d’avoir des ennemis. C’était vrai qu’il n’avait pas d’amis ; mais il avait toujours supposé que le corollaire d’une telle solitude était qu’il n’avait pas d’ennemis non plus.
Il avait de nouveau mal à la tête et se passa les doigts sur la partie rasée de son crâne ; on aurait dit les coutures d’un ballon de football. La tension avait raidi ses épaules. Il commença par se masser la nuque, s’allongeant sur son siège et regardant le détecteur de fumée au plafond comme il l’avait fait des milliers de fois pour essayer de concentrer sa pensée. Il contempla le minuscule point rouge, identique à celui qu’ils avaient à Cologny au-dessus de leur lit et qui lui faisait toujours penser à Mars quand il s’endormait. Il interrompit lentement son mouvement de massage.
— Merde, murmura-t-il.
Il se redressa et regarda l’écran de veille sur l’ordinateur portable : le portrait de lui levant les yeux avec une expression vide, les yeux dans le vague. Il monta sur son siège qui s’écarta traîtreusement alors qu’il s’en servait comme marche-pied pour grimper sur le bureau. Le détecteur de fumée était constitué d’un boîtier blanc carré, d’une plaque sensible au monoxyde de carbone, d’un voyant qui montrait qu’il était bien alimenté, d’un bouton test et d’une grille qui recouvrait vraisemblablement l’alarme proprement dite. Hoffmann en tâta les bords. Le boîtier semblait collé au plafond. Il tira dessus et exerça un mouvement de torsion puis, mû par la peur et la frustration, il l’attrapa à pleines mains et l’arracha d’un coup.
L’alarme poussa un cri de protestation perçant d’une intensité tangible. Le boîtier vibrait dans la main d’Hoffmann, et l’air pulsait avec lui. Il était toujours relié au plafond par un cordon ombilical de fils électriques. Quand Hoffmann glissa ses doigts derrière pour tenter de l’arrêter, il reçut une décharge électrique aussi brutale qu’une morsure animale et qui l’atteignit jusqu’au cœur. Il poussa un cri, lâcha l’appareil et le laissa pendre en secouant vigoureusement les doigts, comme pour les faire sécher. Le bruit l’agressait physiquement : il avait l’impression que ses oreilles allaient saigner s’il ne le faisait pas cesser au plus vite. Il saisit le détecteur par le boîtier cette fois et tira de toutes ses forces, s’y accrochant presque, et le dispositif céda, emportant avec lui un morceau de plafond. Le silence soudain qui s’ensuivit fut presque aussi brutal que le vacarme.
*
Bien plus tard, lorsque Quarry se remémorerait les deux heures qui suivirent et qu’on lui demanderait ce qui avait été pour lui le plus effrayant, il répondrait que, curieusement, cela avait été cet instant : celui où il avait entendu l’alarme et avait traversé la salle des marchés au pas de course pour trouver Hoffmann — le seul homme capable de comprendre les tenants et les aboutissants d’un algorithme qui faisait au même moment un pari de 30 milliards de dollars sans couverture — maculé de sang et de poussière, debout sur un bureau sous un faux plafond éventré, en train de marmonner qu’on l’espionnait partout où il allait.
Quarry ne fut pas le premier sur les lieux. La porte était déjà ouverte, et Marie-Claude était dans le bureau avec un certain nombre de quants. Quarry joua des coudes pour passer et leur ordonna à tous de retourner travailler. Il comprit tout de suite, en tendant le cou, même de là où il était, qu’Hoffmann avait subi un choc. Le physicien avait les yeux affolés et les vêtements en désordre. Il avait du sang séché sur les cheveux et les mains dans un tel état qu’il semblait avoir boxé un bloc de béton.
— C’est bon, Alexi, dit-il aussi calmement qu’il put. Qu’est-ce qui se passe là-haut ?
— Regarde par toi-même, s’écria Hoffmann avec excitation. (Il sauta du bureau et ouvrit la main. Les composants du détecteur de fumée démonté se trouvaient au creux de sa paume. Il les écarta de l’index, tel un naturaliste inspectant les entrailles d’une créature morte. Puis il sélectionna une petite lentille fixée à un bout de fil électrique.) Tu sais ce que c’est ?
— Pas vraiment, non.
— C’est une webcam. (Il laissa les pièces filtrer entre ses doigts sur le bureau : certaines roulèrent par terre.) Regarde ça, dit-il en remettant le portable à Quarry et en lui montrant l’écran. D’après toi, d’où a été prise cette photo ?
Il se rassit et inclina son fauteuil en arrière. Quarry le regarda, puis examina l’écran et le regarda de nouveau. Il leva ensuite les yeux au plafond.
— Putain de merde. Tu as eu ça où ?
— Ça appartenait au type qui m’a agressé la nuit dernière.
Même sur le moment, Quarry enregistra l’imparfait — appartenait ? — et se demanda comment ce portable avait pu se retrouver entre les mains de son associé. Mais Hoffmann se releva d’un bond, et il n’eut pas le temps de lui poser la question. L’Américain s’emballait et son esprit aussi. Il ne tenait plus en place.
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