Il appuya sur une touche et se brancha sur la retransmission en direct du parquet du S&P 500, à Chicago. C’était un service auquel ils étaient abonnés pour leur permettre de sentir immédiatement l’ambiance du marché, que les chiffres ne suffisaient pas toujours à donner. « Alors, faisait une voix américaine, le seul acheteur que j’aie sur ma feuille depuis 9 h 26 exactement, est un acheteur Goldman à cinquante et un tout rond pour un volume de deux cent cinquante. Sinon, tous les mouvements que j’ai sous les yeux sont à la vente. Merrill Lynch a vendu massivement. Pru-Bache a vendu massivement et est passé de cinquante-neuf à cinquante-trois. Ensuite, nous avons vu la Banque suisse et Smith intervenir pour vendre massivement… »
Quarry coupa le son.
— LJ, dit-il, qu’est-ce que vous diriez de commencer à liquider ces 2,5 milliards de bons du Trésor, juste au cas où on aurait besoin de faire face à des appels de marge demain ?
— Absolument, Hugo.
Il croisa le regard de Quarry. Il avait compris la signification de la hausse du VIX ; van der Zyl aussi.
— Nous devons essayer de communiquer au moins toutes les heures, décida Quarry.
— Et Alex ? s’enquit Ju-Long. Il faut qu’il voie ça. Il pourrait expliquer ce que ça veut dire.
— Je connais Alex. Il reviendra, ne vous en faites pas.
Les trois hommes partirent chacun de leur côté — comme des conspirateurs, songea Quarry.
« Seuls les paranoïaques survivent. »
Andrew Grove, P-DG d’Intel Corporation.
Hoffmann avait réussi à avoir un taxi dans la rue de Lausanne, à une rue de l’hôtel Diodati. Le chauffeur se rappellerait par la suite très clairement cette course pour trois raisons. D’abord parce qu’il était en train de rouler vers l’avenue de France et qu’Hoffmann voulait se rendre dans la direction opposée — il lui avait demandé de le conduire à une adresse dans la banlieue de Vernier, à côté d’un parc local — et le chauffeur avait donc dû effectuer un demi-tour interdit sur la route à plusieurs voies. Ensuite parce que Hoffmann paraissait particulièrement nerveux et préoccupé. Ils avaient croisé une voiture de police fonçant dans l’autre sens, et il s’était enfoncé dans son siège tout en dissimulant ses yeux derrière sa main. Le chauffeur l’avait observé dans le rétroviseur. Son client serrait un ordinateur portable contre lui. Son téléphone sonna une fois, mais il ne décrocha pas. Il finit même par l’éteindre.
Un vent soutenu raidissait les drapeaux au-dessus des bâtiments officiels ; la température atteignait à peine la moitié de ce que les guides touristiques promettaient pour cette période de l’année. On avait l’impression qu’il allait pleuvoir, et les gens avaient déserté les trottoirs pour prendre leurs voitures, ce qui rendait la circulation de l’après-midi plus dense que de coutume. Il était donc plus de 16 heures quand le taxi était arrivé dans le centre de Vernier et qu’Hoffmann s’était brusquement penché en avant en disant :
— Laissez-moi ici.
L’Américain avait donné un billet de cent francs et s’était éloigné sans attendre la monnaie — c’était la troisième raison pour laquelle le conducteur se souvenait de lui.
Vernier se dresse sur une colline qui surplombe la rive droite du Rhône. Il y a ne serait-ce qu’une génération, c’était encore un village à part entière, et puis la ville a franchi le fleuve et l’a englouti tout entier. De nos jours, les immeubles modernes sont assez près de l’aéroport pour que leurs habitants puissent lire les noms sur les flancs des appareils juste avant l’atterrissage. Cependant, certaines parties du centre-ville conservent leur caractère de village suisse traditionnel, avec ses toits pentus et ses volets en bois verts, et c’était cet aspect de la place qu’Hoffmann gardait à l’esprit depuis neuf ans. Il l’associait dans son esprit à des après-midi d’automne mélancoliques, avec les lumières qui s’allumaient tout juste et les enfants qui sortaient de l’école. Il tourna au coin de la rue et trouva le banc circulaire où il s’asseyait quand il était en avance pour son rendez-vous. Le banc entourait un vieil arbre sinistre couvert de feuilles vigoureuses. Il ne put supporter de s’en approcher et resta de l’autre côté de la place. Rien ne semblait avoir changé : la blanchisserie, le magasin de cycles, le petit café miteux où se retrouvaient les vieux, la maison d’artisanat communal * semblable à une chapelle. L’immeuble où il était censé avoir été guéri se dressait juste à côté. Il y avait une boutique autrefois. Un marchand de fruits et légumes, peut-être, ou un fleuriste — quelque chose d’utile. Les propriétaires vivaient certainement au-dessus. Maintenant, la grande vitrine du rez-de-chaussée était en verre dépoli et on aurait dit un cabinet dentaire. La seule différence par rapport à huit ans plus tôt était la caméra de surveillance qui surmontait l’entrée ; ça, c’était nouveau, se dit-il.
Hoffmann avait la main qui tremblait lorsqu’il pressa le bouton de l’interphone. Aurait-il la force de traverser tout cela de nouveau ? La première fois, il ne savait pas ce qui l’attendait ; cette fois, il serait privé de la protection vitale de l’ignorance.
— Bonjour, fit une voix jeune et masculine.
Hoffmann lui donna son nom.
— J’étais un patient du docteur Polidori. Ma secrétaire est censée m’avoir pris rendez-vous pour demain.
— Ah, mais, le vendredi, le docteur Polidori fait ses visites à l’hôpital.
— Demain, ce sera trop tard. Je dois la voir tout de suite.
— Vous ne pouvez pas la voir sans rendez-vous.
— Dites-lui que c’est moi, et que c’est urgent.
— Quel nom avez-vous dit, déjà ?
— Hoffmann.
— Patientez, je vous prie.
L’interphone se tut. Hoffmann leva les yeux vers la caméra et cacha instinctivement sa tête derrière sa main. Sa blessure n’était plus poisseuse mais semblait parsemée de poudre : quand il inspecta le bout de ses doigts, ceux-ci étaient couverts de ce qui ressemblait à de la rouille.
— Entrez, je vous prie.
La porte se déverrouilla avec un bourdonnement bref — si bref en fait qu’Hoffmann ne l’entendit pas et dut s’y reprendre à deux fois. À l’intérieur, c’était plus confortable qu’autrefois — un canapé et deux fauteuils, un tapis dans des tons pastel apaisants, un caoutchouc en pot et, derrière la tête du réceptionniste, la grande photo d’un sous-bois traversé de rais de lumière filtrant entre les arbres. Tout à côté, il y avait affiché le diplôme de praticien du médecin : docteur Jeanne Polidori, titulaire d’un master de psychiatrie et de psychothérapie de l’université de Genève. Une autre caméra scrutait la salle. Le jeune homme de l’accueil l’étudiait attentivement.
— Vous montez. C’est la porte juste devant vous.
— Oui, dit Hoffmann. Je m’en souviens.
Le craquement familier des marches suffit à faire affluer les vieilles sensations. Il avait parfois trouvé presque impossible de se traîner jusqu’en haut. À la pire période, il avait eu l’impression de gravir l’Everest en étant privé d’oxygène. Le mot dépression n’était pas le terme qui convenait ; il s’agissait davantage d’une inhumation — d’un ensevelissement dans un tombeau de béton épais et glacé, inaccessible au bruit ou à la lumière. Il était certain à présent de ne pas pouvoir revivre ça. Il préférerait se tuer.
Elle se trouvait dans son cabinet, assise devant son ordinateur, et elle se leva à son entrée. Elle avait l’âge d’Hoffmann et, plus jeune, elle avait dû être jolie, mais un étroit sillon partait à présent de juste en dessous de l’oreille gauche et courait jusqu’à sa gorge, lui barrant toute la joue au passage. La perte de tissu et de muscle déséquilibrait complètement son visage, comme si elle avait subi une attaque cérébrale. Elle portait habituellement un foulard, mais pas cette fois. Avec le naturel qui le caractérisait, il lui avait un jour demandé ce qui avait bien pu lui esquinter la figure comme ça. Elle lui avait raconté qu’elle avait été agressée par un patient qui avait reçu de Dieu l’ordre de la tuer. L’homme était guéri. Mais elle gardait depuis une bombe lacrymogène dans son bureau : elle avait ouvert son tiroir pour montrer l’aérosol noir à Hoffmann.
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