Hoffmann retourna dans la chambre. Il porta le sac à dos jusqu’au lit et en vida le contenu. Il s’agissait principalement de linge sale — une chemise écossaise, des maillots de corps, des slips, des chaussettes — mais, enfoui au milieu, il y avait un vieil appareil photo Zeiss équipé d’un téléobjectif puissant et un ordinateur portable tiède au toucher. Il était en mode veille. Hoffmann le posa et retourna à la porte ouverte. Le chambranle avait cédé au niveau de la serrure mais il n’était pas cassé. Hoffmann put donc remettre la serrure en place et refermer doucement la porte. Elle se rouvrirait dès qu’on appuierait dessus depuis l’extérieur, mais, de loin, elle donnerait l’illusion d’être intacte. Il remarqua une paire de grosses chaussures posées derrière le panneau. Il les saisit entre le pouce et l’index. Elles étaient identiques à celles qu’il avait trouvées devant chez lui. Il les reposa puis alla s’asseoir au bord du lit pour ouvrir l’ordinateur, mais entendit alors un fracas métallique retentir des entrailles de la bâtisse. L’ascenseur se remettait en marche.
Hoffmann reposa l’ordinateur et écouta la plainte de la longue ascension. Elle s’arrêta enfin, cédant la place au vacarme des portes qui s’ouvraient tout près. Il traversa vivement la chambre et colla son œil contre le judas à l’instant où l’homme apparaissait à l’angle du couloir. L’inconnu portait un sac en plastique blanc dans une main et fouillait sa poche de l’autre. Il arriva à la porte et sortit sa clé. La lentille déformante du judas rendit son visage plus squelettique encore qu’auparavant, et Hoffmann sentit à nouveau ses cheveux se dresser sur sa tête.
Il recula, jeta un regard éperdu autour de lui et battit en retraite dans la salle de bains. Un instant plus tard, il entendit la clé s’insérer dans la serrure, suivie par un grognement de surprise lorsque la porte s’ouvrit sans qu’il soit besoin de la déverrouiller. Dans la semi-pénombre, Hoffmann avait une bonne vision du milieu de la pièce par l’interstice entre la porte de la salle de bains et le chambranle. Il retint sa respiration. Pendant un instant, rien ne se produisit. Il pria pour que l’homme ait fait demi-tour et soit redescendu à la réception pour signaler l’effraction. Mais une ombre passa alors fugitivement dans sa ligne de mire, se dirigeant vers la fenêtre. Hoffmann s’apprêtait à tenter de fuir quand, avec une rapidité hallucinante, l’homme revint sur ses pas et donna un grand coup de pied dans la porte de la salle de bains.
Il y avait quelque chose du scorpion dans la façon dont il se tenait tapi, jambes écartées, armé d’un long couteau qu’il brandissait tel un dard à hauteur de sa tête. Il était plus grand que dans le souvenir d’Hoffmann, impression encore renforcée par le manteau de cuir. Il n’y avait pas d’échappatoire possible. Les deux hommes se regardèrent pendant de longues secondes, puis l’homme déclara, d’une voix curieusement calme et posée :
— Zurück. In die Badewanne .
De la pointe du couteau, il désigna la baignoire, et Hoffmann secoua la tête sans comprendre.
— In die Badewanne , répéta l’homme sur un ton insistant, pointant le couteau d’abord sur Hoffmann, puis sur la baignoire.
Au bout d’un autre silence interminable, Hoffmann s’aperçut que ses membres obéissaient à l’injonction. Sa main écarta le rideau de douche et ses jambes franchirent en tremblant le rebord de la baignoire, ses chaussures montantes écrasant pesamment le plastique bon marché. L’homme pénétra plus avant dans le réduit. C’était si exigu qu’il occupait presque tout l’espace. Il tira le cordon de la lumière et un néon clignota au-dessus du lavabo. Il ferma la porte.
— Ausziehen , ordonna-t-il, ajoutant cette fois la traduction : Déshabillez-vous.
Avec son long manteau de cuir, il faisait penser à un boucher.
— Nein , répondit Hoffmann en secouant la tête et en levant les paumes comme pour calmer les choses. Non, pas question.
L’homme cracha quelques jurons qu’Hoffmann ne comprit pas, et abattit son couteau, la lame passant si près qu’Hoffmann eut beau se presser dans l’encoignure, sous le pommeau de douche, elle entama le devant de son imperméable et en rabattit le pan inférieur sur ses genoux. Pendant un instant horrible, Hoffmann crut qu’il s’agissait de sa chair et s’empressa de dire :
— Ja, ja , d’accord. Je vais le faire.
La situation tout entière était tellement bizarre qu’elle semblait déconnectée de la réalité. Il avait l’impression que cela arrivait à quelqu’un d’autre. Il fit rapidement glisser l’imperméable de son épaule gauche, puis de la droite. Il n’avait guère la place de dégager ses bras des manches et, pendant quelques secondes, l’imperméable resta coincé contre son dos, le contraignant à se débattre comme pour se dégager d’une camisole de force.
Il essaya de trouver quelque chose à dire, d’établir le contact avec son assaillant, d’amener cette rencontre à un niveau plus ordinaire, moins dangereux.
— Vous êtes allemand ? demanda-t-il. (Puis, comme l’homme ne réagissait pas, il chercha à se rappeler le peu d’allemand qu’il avait appris au CERN :) Sie sind Deutscher ?
Il n’y eut pas de réponse.
Au moins finit-il par retirer son imperméable bousillé. Il le laissa tomber à ses pieds. Il retira ensuite sa veste et la tendit à son ravisseur, qui lui fit signe avec son couteau de la lancer sur le sol. Il commença à déboutonner sa chemise. Il continuerait de se déshabiller jusqu’à ce qu’il soit complètement nu si nécessaire, mais si l’inconnu essayait de l’attacher, il décida qu’il se battrait… Non, il ne se laisserait pas faire. Il préférait mourir plutôt que de se mettre totalement à la merci de ce type.
— Pourquoi faites-vous ça ? questionna-t-il.
L’homme fronça les sourcils comme s’il avait affaire à un enfant quelque peu déconcertant, puis répondit, en anglais :
— Parce que vous m’avez invité.
— Je ne vous ai jamais invité à quoi que ce soit…, protesta Hoffmann, atterré.
Le couteau tournoya de nouveau.
— Continuez, je vous prie.
— Écoutez, ça ne va pas…
Hoffmann finit de déboutonner sa chemise et la lança sur sa veste. Il réfléchissait intensément, évaluant ses risques et ses chances. Il saisit le bas de son tee-shirt, le passa par-dessus sa tête et, lorsque son visage émergea par en dessous, surprit le regard plein de convoitise de son ravisseur. Il en eut la chair de poule. Mais il se dit qu’il voyait là une faiblesse, il voyait une occasion. Il se força malgré tout à rouler le tee-shirt de coton blanc en boule et à le lui tendre.
— Tenez, dit-il et, au moment où l’homme s’avança pour le prendre, il appuya légèrement un pied contre l’arrière de la baignoire pour se donner de l’élan.
Il se pencha en avant d’un air encourageant.
— Voilà pour vous !
Et il se jeta sur lui.
Il atterrit sur son assaillant avec assez de force pour le renverser. Le couteau s’envola et ils s’écroulèrent ensemble, si étroitement enlacés qu’il leur était impossible à l’un comme à l’autre d’assener un coup. De toute façon, tout ce qu’Hoffmann voulait, c’était échapper à l’horrible claustrophobie provoquée par cette salle de bains sordide. Il chercha à se relever en saisissant le lavabo d’une main, et de l’autre le cordon du néon, mais les deux semblèrent céder tout de suite. La pièce fut plongée dans l’obscurité, et il sentit quelque chose lui enserrer la cheville pour le faire tomber. Il s’y attaqua avec l’autre pied et l’écrasa d’un coup de talon. L’homme poussa un hurlement de douleur. Hoffmann chercha la poignée de porte à tâtons tout en donnant des coups de pied. Il sentait l’os à présent — il souhaita qu’il s’agît du crâne à queue-de-cheval. Frapper l’homme pendant qu’il était à terre, pensa-t-il avec sauvagerie. Le frapper, le frapper et le frapper encore. Sa victime gémit et se recroquevilla en position fœtale. Lorsqu’elle ne sembla plus constituer une menace, Hoffmann ouvrit la porte de la salle de bains et sortit en chancelant dans la chambre.
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