Aucun des investisseurs conviés par Quarry n’avait décliné l’invitation.
— Ils viennent pour deux raisons, avait-il expliqué à Hoffmann. D’abord parce que, au bout de trois ans, et alors même que les marchés financiers faisaient le plongeon, on leur a versé des bénéfices de 83 %, et je défie quiconque de trouver où que ce soit un hedge fund qui ait fait aussi bien — ils doivent vraiment se demander comment on a pu s’en sortir comme ça, d’autant plus qu’on a refusé de toucher un centime supplémentaire pour l’investissement.
— Et quelle est la seconde raison de leur venue ?
— Oh, ne sois pas si modeste.
— Je ne pige pas.
— C’est toi , pauvre tache. Ils veulent savoir à quoi tu ressembles. Ils veulent découvrir ce que tu as derrière la tête. Tu es en train de devenir une légende, et ils veulent toucher le bord de ton vêtement, juste pour voir si leurs doigts ne se transforment pas en or.
*
Hoffmann fut réveillé par Marie-Claude.
— Docteur Hoffmann ? appela-t-elle en lui secouant doucement l’épaule. Docteur Hoffmann. M. Quarry me dit de vous dire qu’ils vous attendent dans la salle de conférence.
Il était en plein dans un rêve, mais, dès qu’il ouvrit les yeux, les images s’évanouirent comme des bulles qui crèvent. Pendant un instant, le visage de son assistante penchée au-dessus de lui lui rappela celui de sa mère. Elle avait les mêmes yeux gris-vert, le même nez proéminent, la même expression anxieuse et intelligente.
— Merci, dit-il en se redressant. Dites-lui que j’arrive dans une minute. (Puis, sur une impulsion, il ajouta :) Je suis désolé pour votre mari. Je suis (il tortilla machinalement la main) perturbé.
— Tout va bien. Je vous remercie.
Il y avait un cabinet de toilette de l’autre côté du couloir, en face de son bureau. Il fit couler l’eau froide et mit ses mains en coupe sous le jet. Il s’aspergea alors le visage, encore et encore, se fouettant les joues à l’eau glacée. Il n’avait pas le temps de se raser. Sur son menton et autour de sa bouche, la peau d’habitude pâle et lisse avait pris la texture rêche et épaisse de celle d’un animal. C’était très curieux — sans doute un changement d’humeur irrationnel dû sa blessure —, mais il commençait à éprouver une certaine exubérance. Il avait survécu à une rencontre avec la mort — ce qui était déjà grisant en soi — et il avait toute une assemblée de fidèles qui n’attendaient que de toucher le bord de son vêtement dans l’espoir que son génie à produire de l’argent déteindrait un peu sur eux. Les riches de la Terre avaient quitté leurs yachts, leurs piscines et leurs courses de chevaux, leurs salles des marchés à Manhattan et leurs comptabilités à Shanghai, et se retrouvaient en Suisse pour écouter le docteur Alexander Hoffmann, le créateur légendaire (toujours selon les termes d’Hugo) d’Hoffmann Investment Technologies, prôner sa vision de l’avenir. Et il en avait à raconter ! Tout un évangile à prêcher !
Avec ces pensées qui fusaient dans son cerveau blessé, Hoffmann se sécha le visage, redressa les épaules et se dirigea vers la salle de conférence. Alors qu’il traversait la salle des marchés, la silhouette leste de Ganapathi Rajamani, le directeur des risques de la société, s’avança avec souplesse pour l’intercepter, mais Hoffmann l’écarta d’un geste : quel que soit le problème, il devrait attendre.
« La fortune, lorsqu’elle est considérable, tend sans doute à transformer l’homme en un fainéant inutile, mais le nombre de ces fainéants n’est jamais bien grand ; car, là aussi, l’élimination joue un certain rôle. Ne voyons-nous pas chaque jour, en effet, des riches insensés et prodigues dissiper tous leurs biens ? »
Charles Darwin,
De la descendance de l’homme, 1871.
La salle de conférence affichait le même caractère impersonnel et professionnel — mêmes parois de verre insonorisées, mêmes stores vénitiens du sol au plafond — que les bureaux des cadres. Un écran géant destiné aux téléconférences occupait la plus grande partie du mur du fond et dominait la grande table ovale scandinave en bois clair. Quand Hoffmann pénétra dans la pièce, tous les sièges, à l’exception d’un seul, étaient occupés par les clients eux-mêmes ou par leurs conseillers ; la dix-huitième et unique place encore libre se trouvait en tête de table, à côté de Quarry. Celui-ci le regarda avec un soulagement évident traverser la salle en longeant le mur.
— Le voilà enfin, annonça-t-il. Mesdames et messieurs, le docteur Alexander Hoffmann, président d’Hoffmann Investment Technologies. Et, comme vous le voyez, il a un cerveau tellement gros qu’on a dû lui élargir un peu la tête pour lui donner de l’espace. Pardon, Alex, je plaisante. En fait, il s’est pris un bon coup, d’où les points de suture, mais il va bien maintenant, n’est-ce pas, Alex ?
Tous le dévisagèrent. Ceux qui se trouvaient le plus près d’Hoffmann se tortillèrent sur leur siège pour mieux le voir. Mais Hoffmann, rouge de confusion, évita d’affronter leur regard. Il prit place à côté de Quarry, croisa les mains devant lui sur la table et contempla fixement ses doigts entrelacés. Il sentit la main de Quarry se poser sur son épaule, et la pression s’intensifia lorsque l’Anglais se leva.
— Bien, nous pouvons enfin commencer. Bienvenue, donc, mes amis, à Genève. Il y a près de huit ans qu’Alex et moi avons lancé la boîte, en nous servant de son intelligence et de mon physique, pour créer ce fonds d’investissement d’un genre très particulier, qui s’appuie exclusivement sur du trading algorithmique. Nous avons commencé avec un tout petit peu plus de 100 millions de dollars d’actifs gérés, dont nous devions une bonne partie à mon vieil ami ici présent, Bill Easterbrook, d’AmCor. Nous avons fait des bénéfices dès la première année, et nous n’avons jamais cessé d’en faire depuis, ce qui explique que nous soyons aujourd’hui cent fois plus gros qu’à nos débuts, avec 10 milliards de dollars d’actifs gérés.
« Je ne vais pas me vanter de nos résultats. J’espère ne pas en avoir besoin. Vous avez tous les relevés trimestriels, et vous savez ce que nous avons accompli ensemble. Je me contenterai de vous donner une statistique. Le 9 octobre 2007, le Dow Jones Industrial Average fermait à 14 164 points. Hier soir — j’ai vérifié avant de quitter mon bureau —, le Dow Jones a fermé à 10 866. Cela représente une perte de près d’un quart en plus de deux ans et demi. Vous imaginez ! Tous ces pauvres naïfs avec leurs plans de retraite et leurs obligations indexées ont perdu 25 % de leurs investissements. Mais en nous faisant confiance pendant la même période, vous avez vu la valeur de votre investissement grimper de 83 %. Mesdames et messieurs, je crois que vous serez d’accord pour admettre que vous n’avez pas à regretter de nous avoir confié votre argent.
Pour la première fois, Hoffmann risqua un rapide coup d’œil autour de la table. L’auditoire de Quarry l’écoutait avec attention. (« Les deux sujets qui passionnent le plus, avait un jour fait remarquer Quarry, sont la vie sexuelle des autres et tout ce qui touche à votre propre fric. ») Ezra Klein lui-même, qui se balançait toujours d’avant en arrière tel un étudiant de madrasa, se tenait momentanément immobile tandis que Mieczyslaw Łukasiński n’arrivait tout simplement pas à effacer le sourire de sa grosse figure de paysan.
Quarry avait toujours sa main droite posée sur l’épaule d’Hoffmann tout en gardant la gauche fourrée négligemment dans sa poche.
Читать дальше