Et puis, c’était quoi, en fait, un hedge fund ? se demanda-t-il. Il chercha une définition : un hedge fund est une association privée d’investissement utilisant un large éventail d’instruments financiers et de stratégies d’investissement pour préserver un portefeuille de couverture visant à minimiser le risque directionnel du marché, tout en maximisant les performances des marchés à la hausse.
Pas vraiment avancé pour autant, il parcourut ses notes. Lors de leur entretien, Hoffmann avait dit être dans le secteur financier depuis huit ans. Et il avait auparavant travaillé à l’élaboration du collisionneur de particules LHC. Il se trouvait que Leclerc connaissait un ancien inspecteur de police qui était à présent employé du service de sécurité du CERN. Il lui passa un coup de fil et, un quart d’heure plus tard, il était au volant de sa petite Renault et avançait au pas dans les encombrements matinaux de la route de Meyrin en direction du nord-ouest, après l’aéroport, dans la morne zone industrielle de Zimeysa.
Encadré par les montagnes lointaines, l’énorme globe en bois couleur de rouille du CERN semblait émerger des champs cultivés tel un gigantesque anachronisme : une vision de ce que serait le futur dans les années soixante. Leclerc se gara juste en face et pénétra dans le bâtiment principal. Il déclina son identité et accrocha son badge visiteur à son coupe-vent. En attendant que son contact vienne le chercher, il jeta un coup d’œil sur la petite exposition organisée dans la réception. Apparemment, seize cents aimants supraconducteurs pesant chacun près de trente tonnes étaient disposés sous ses pieds, dans un tunnel circulaire de vingt-sept kilomètres, et projetaient des faisceaux de particules à l’intérieur à une telle vitesse qu’elles faisaient onze mille tours de circuit par seconde. La collision de faisceaux d’une énergie de sept trillions d’électronvolts par proton était censée révéler les origines de l’univers, découvrir d’autres dimensions et expliquer la nature de la matière noire. Rien de ce que Leclerc parvenait à entrevoir ne paraissait avoir le moindre lien avec les marchés financiers.
*
Les invités de Quarry commencèrent à se présenter juste après 10 heures. Le premier couple — un Genevois de cinquante-six ans, Étienne Mussard, et sa sœur cadette, Clarisse — arriva en bus. Quarry avait prévenu Hoffmann :
— Ils arriveront en avance. Ils arrivent toujours en avance pour tout.
Habillés sans recherche, ils étaient tous les deux célibataires et vivaient ensemble dans un petit quatre pièces de la banlieue de Lancy qu’ils avaient hérité de leurs parents. Ils ne conduisaient pas. Ils ne prenaient jamais de vacances. Ils dînaient rarement au restaurant. Quarry estimait la fortune personnelle de M. Mussard à environ 700 millions d’euros, et celle de M meMussard à 550 millions. Leur grand-père maternel, Robert Fazy, avait été propriétaire d’une banque privée vendue dans les années quatre-vingts à la suite d’un scandale concernant des avoirs juifs saisis par les nazis et déposés chez Fazy et Cie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient accompagnés par l’avocat de la famille, maître Max-Albert Gallant, dont le cabinet gérait fort commodément les affaires juridiques d’Hoffmann Investment Technologies. C’était par Gallant que Quarry avait réussi à obtenir d’être présenté aux Mussard.
— Ils me traitent comme leur fils, avait ajouté Quarry. Ils sont incroyablement grossiers et ne cessent de se plaindre.
Ce couple terne fut aussitôt suivi par celle qui était sans doute la plus exotique des clientes d’Hoffmann Investment, Elmira Gulzhan, la fille âgée de trente-huit ans du président de l’Azakhstan. Diplômée de l’INSEAD de Fontainebleau et habitant à Paris, Elmira gérait l’administration des biens de la famille Gulzhan à l’étranger, estimés par la CIA aux alentours de 19 milliards de dollars en 2009. Quarry s’était arrangé pour la rencontrer lors d’un week-end de ski à Val-d’Isère. Les Gulzhan avaient déjà investi 120 millions de dollars dans le hedge fund — mise que Quarry espérait la persuader au minimum de doubler. Il s’était également lié d’amitié avec le compagnon de longue date d’Elmira, François de Gombart-Tonnelle, un juriste parisien qui se tenait à présent à ses côtés. Elle descendit de sa Mercedes blindée revêtue d’une redingote de soie vert émeraude et d’un foulard assorti drapé légèrement sur son épaisse chevelure noire et brillante. Quarry l’attendait dans le hall.
— Ne sois pas dupe, avait-il prévenu Hoffmann. Elle aura peut-être l’air d’aller au champ de courses, mais elle aurait sans problème sa place chez Goldman Sachs. Et elle peut s’arranger pour que son père te fasse arracher les ongles.
Arrivèrent ensuite, à bord d’une limousine de l’hôtel Président Wilson, situé de l’autre côté du lac, deux Américains venus de New York exprès pour la présentation : Ezra Klein, analyste en chef du Winter Bay Trust, un fonds de 14 milliards de dollars qui, à en croire son dépliant, visait « à aplanir les risques tout en produisant des retours sur investissements élevés dans un éventail de portefeuilles diversifié plutôt qu’en capitaux propres ou actions individuelles ». Klein avait la réputation d’être extrêmement brillant, réputation renforcée par son habitude de débiter six mots par seconde (il avait un jour été chronométré en douce par des employés incrédules), soit en gros deux fois plus vite que le discours humain normal, et par le fait qu’il glissait des sigles ou des termes de jargon économique tous les trois mots.
— Ezra est le candidat idéal, avait annoncé Quarry. Pas de femme, pas d’enfants et, pour autant que je sache, pas le moindre organe sexuel identifiable. Winter Bay pourrait bien être bon pour cent millions de plus. Faudra voir.
Au côté de Klein et ne feignant même pas d’écouter son bavardage inintelligible, venait une forte carrure, la bonne cinquantaine revêtue de l’uniforme de Wall Street : costume trois-pièces noir et cravate à fines rayures. Il s’agissait de Bill Easterbrook, du conglomérat bancaire américain AmCor.
— Tu as déjà rencontré Bill, avait dit Quarry. Tu t’en souviens ? C’est le dinosaure qui a l’air de débarquer d’un film d’Oliver Stone. Depuis la dernière fois que tu l’as vu, on l’a mis à la tête d’une entité indépendante qui s’appelle AmCor Alternative Investments et qui n’est en fait rien d’autre qu’un subterfuge comptable destiné à calmer les régulateurs.
Quarry avait lui-même travaillé chez AmCor à Londres pendant dix ans, et, entre lui et Easterbrook, ça remontait — « très, très loin », comme il le dit sur un ton rêveur : trop loin, sous-entendait-il, pour s’en souvenir à travers la brume des ans — aux jours glorieux peuplés de coke et de filles des années quatre-vingt-dix. Quand Quarry avait quitté AmCor pour monter le fonds avec Hoffmann, Easterbrook leur avait envoyé leurs premiers clients moyennant une commission. AmCor Alternative était à présent le plus gros investisseur d’Hoffmann Investment Technologies avec près de un milliard de dollars en gestion, et Quarry prit là encore la peine de venir l’accueillir personnellement dans le hall.
Puis le reste de la troupe arriva : Amschel Herxheimer, vingt-sept ans, issu de la dynastie Herxheimer qui officiait dans le secteur bancaire et commercial, dont la sœur avait été à Oxford avec Quarry et qui était formé pour reprendre la banque familiale vieille de deux cents ans ; le morne Iain Mould, de Fife, qui avait été une entreprise du bâtiment plus morne encore jusqu’au début de ce siècle, où elle avait décidé de s’introduire en Bourse et, en l’espace de trois ans, avait contracté des dettes équivalant à la moitié du produit national brut de l’Écosse, obligeant le gouvernement britannique à la racheter ; le milliardaire Mieczyslaw Łukasiński, ancien professeur de mathématiques et dirigeant de l’Union des jeunesses communistes polonaises, qui possédait à présent la troisième compagnie d’assurances la plus importante d’Europe de l’Est ; et enfin deux entrepreneurs chinois, Liwei Xu et Qi Zhang, qui représentaient une banque d’investissement de Shanghai et arrivèrent avec pas moins de six associés en costume sombre qu’ils présentèrent comme des juristes, mais dont Quarry était presque certain qu’il s’agissait d’informaticiens venus inspecter la cyber-sécurité du système de la société. Après une opposition furieusement polie, ils acceptèrent à contrecœur de partir.
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