— Où est le rapport avec les laboratoires de parapsychologie ?
— Pour ma thèse, en 1992, j’ai pu consulter les archives du fameux archipel du goulag : Norilsk, Kolyma, Sakhaline, Tchoukotka… Bref, j’ai recensé tous les chamans qui avaient été emprisonnés dans ces camps de travail. C’était un boulot fastidieux, mais facile : l’origine de chaque interné était signalée dans les registres, ainsi que la raison de sa détention. C’est alors que, progressivement, j’ai découvert un truc incroyable.
— Quoi ?
— A partir de la fin des années soixante, beaucoup de ces chamans — des Iakoutes, des Nenets, des Samoyèdes — ont été transférés.
— Transférés où ?
L’Italien jeta un nouveau regard à l’homme aux cheveux jaunes, parfaitement immobile.
— C’est là que ça devient chaud, reprit-il. J’ai remonté leur trace et découvert qu’ils n’avaient pas été envoyés dans d’autres camps mais dans des laboratoires.
— Des laboratoires ?
— Oui, comme le département n° 8 de l’Académie sibérienne des sciences, à Novosibirsk. Des laboratoires de parapsychologie.
L’Italien paraissait fasciné par sa propre investigation. A la surface de ses lunettes, l’éclat des lumières ricochait sur ses pupilles. Il dit — sa voix n’était plus qu’un souffle :
— Vous comprenez, n’est-ce pas ? Pour pratiquer leurs expériences, les parapsychologues avaient besoin de sujets psi, des êtres humains censés posséder des dons télépathiques, des facultés de perception paranormales. Or, de ce point de vue, le goulag constituait un véritable vivier, puisqu’il abritait de nombreux sorciers asiatiques.
Diane ne pouvait admettre cette nouvelle histoire.
— Rien ne dit que ces chamans possédaient le moindre pouvoir !
— Bien sûr. Et de toute façon, je ne les vois pas révéler leurs secrets aux scientifiques russes. Mais ces hommes étaient familiers des transes, de l’hypnose, de la méditation… tout ce qu’on regroupe sous le nom d’états modifiés de conscience. Ils constituaient donc des sujets privilégiés pour des expériences parapsychologiques.
Diane sentait le sang quitter son visage. Elle songeait au TK 17 et se posa, une nouvelle fois, cette question : était-il possible que les chercheurs du laboratoire aient découvert le moyen de décrypter et de s’approprier les pouvoirs des chamans qu’ils avaient étudiés dans leur unité ? Elle demanda :
— Qu’est-ce que vous avez découvert sur ces expériences ?
— C’est un des secteurs les plus secrets de la science soviétique. Rien de ce que j’ai pu lire ne faisait état du moindre résultat sensible. Mais qui sait ce qui s’est passé dans ces laboratoires ? Je n’aurais pas aimé être à la place de ces chamans. Les Russes ont dû les traiter comme de vulgaires cobayes.
Elle imaginait ces hommes arrachés à leur terre, internés dans des camps glacés, puis manipulés dans le cadre d’expériences occultes. La nausée montait dans sa gorge, à la manière d’une marée noire.
— Dans le TK 17, interrogea-t-elle, ils ont dû utiliser des chamans tsevens, non ?
Giovanni marqua sa surprise :
— Comment connaissez-vous ce nom ?
— Je me suis renseignée sur la région. Vous pensez qu’ils ont impliqué des Tsevens ?
— Aucun risque de ce côté-là.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’existe plus de peuple tseven depuis les années soixante.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— La vérité. C’est un fait avéré, qui a été récemment démontré par plusieurs ethnologues mongols. Les Tsevens n’ont pas survécu à la collectivisation.
— Donnez-moi des détails.
— La collectivisation n’a été effective en Mongolie-Extérieure qu’à la fin des années cinquante. En 1960, une assemblée a décrété qu’il n’existait plus un seul propriétaire privé dans le pays. Tout le territoire a été quadrillé, remembré, organisé en kolkhozes. Les nomades ont été sédentarisés. Leurs tentes ont été détruites et on a construit des maisons. Leur bétail a été confisqué puis redistribué. Les Tsevens n’ont pas accepté cette situation. Ils ont préféré tuer les bêtes de leurs propres mains plutôt que de les céder au Parti. C’était l’hiver : la plupart sont morts de faim. Je vous le répète : cette ethnie n’existe plus. Aujourd’hui, il reste sans doute quelques individus de cette origine, mais acculturés, et mariés avec des Mongols.
Diane visualisait des plaines jonchées de rennes ensanglantés. Un massacre ordonné contre ses propres ressources. Une sorte de suicide collectif. Elle imaginait les femmes, les enfants tsevens s’éteignant dans le froid et la faim. Chaque pas qu’elle effectuait la rapprochait de l’épicentre du Mal.
En même temps, ce fait ne cadrait pas avec ses informations. Diane détenait la preuve que les Tsevens — et leurs traditions — existaient toujours. La seule existence des " Lüü-Si An " le démontrait. Ils étaient d’origine tsévène.
Ils parlaient la langue tsévène. Ils étaient des Veilleurs, qui avaient été initiés par des chamans. Giovanni se trompait donc, mais elle renonça à s’expliquer. C’était juste un nouveau mystère, à ajouter à la cohorte d’énigmes et d’impossibilités qui traçait sa route.
L’Italien cherchait maintenant une prise téléphonique afin de consulter sa messagerie électronique. Cette déambulation éveilla dans l’esprit de Diane un souvenir lointain, enfoui, presque oublié — mais qui brillait tout à coup comme un diamant aigu. Quand Patrick Langlois l’avait déposée chez elle, après le massacre de Saint-Germain-en-Laye, il lui avait dit: " Le jour où j’aurai une confidence à vous faire, je vous la ferai par e-mail. "
Et si le policier lui avait écrit un message électronique, le lendemain, alors qu’il croyait qu’elle avait définitivement pris la fuite ? D’un signe du menton, elle désigna l’ordinateur de Giovanni et demanda :
— Je pourrais consulter ma boîte aux lettres sur votre portable ?
ILS s’installèrent dans une des salles d’étude du monastère. Les murs étaient revêtus de sapines et le sol était tapissé d’un parquet à larges lattes. Des pupitres apportaient d’autres accents boisés. Une ampoule anémique diffusait une clarté mordorée sur ces surfaces brunes. Tout semblait encore habité par la patience et la concentration des moines, chaque jour penchés sur leurs livres dans ces quelques mètres carrés, tels des astres de la pure méditation.
Ils connectèrent l’ordinateur à l’unique prise téléphonique. Par courtoisie, Giovanni laissa Diane consulter la première sa messagerie. Ils utilisaient les mêmes logiciels de recherche et de communication. En quelques manœuvres, elle put accéder à son fichier central et ouvrir sa boîte aux lettres. Les messages s’accumulaient en une liste de noms et de sigles familiers.
Quelques secondes de recherche lui suffirent. Parmi les e-mails du 14 octobre, un était signé de Langlois. Le message avait été reçu à treize heures trente-quatre, soit une demi-heure avant qu’elle ne le contactât par téléphone, de l’hôpital de Nice. Elle avait vu juste : le policier, la croyant en fuite, lui avait laissé quelques lignes électroniques dans l’espoir de l’informer de ses découvertes.
Elle cliqua sur la petite icône et vit s’ouvrir le message. Elle sentait, littéralement, son cœur battre dans son corps.
De : Patrick Langlois A : Diane Thiberge 14 octobre 1999
Diane,
Où êtes-vous? Depuis plusieurs heures, tous mes hommes sont à vos trousses. Qu’est-ce qui vous est encore passé par la tête ? Où que vous soyez, quoi que vous ayez décidé, il faut que vous connaissiez les dernières informations. Dès que vous aurez lu ce message, vous devez m’appeler. I1 n’y a plus d’autre voie pour vous que la confiance.
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