— Tu as travaillé hier, Anna ? m’étonnai-je alors que nous étions en route, elle et moi, pour la maison de retraite. Je te croyais chez tes parents pour le week-end.
Elle haussa les épaules.
— Les festivités ont été abrégées, me répondit-elle. J’étais contente d’avoir quelque chose à faire pour me changer les idées. Où est Derek ?
— Au centre régional. Il reprend le dossier d’enquête de 1994. Il est tracassé à l’idée qu’on a peut-être raté quelque chose.
— Qu’est-ce qui s’est passé entre vous deux, Jesse, en 1994 ? De ce que tu racontes, j’ai l’impression que vous étiez les meilleurs amis du monde.
— Nous le sommes toujours, assurai-je.
— Mais en 1994 quelque chose s’est brisé entre vous…
— Oui. Je ne suis pas sûr d’être prêt à en parler.
Elle acquiesça en silence, puis voulut changer de sujet.
— Et toi, Jesse, qu’est-ce que tu as fait pour la fête nationale ?
— J’étais chez moi.
— Tout seul ?
— Tout seul. Je me suis fait des hamburgers à la sauce Natasha.
J’eus un sourire : c’était une précision inutile.
— Qui est Natasha.
— Ma fiancée.
— Tu es fiancé ?
— C’est de l’histoire ancienne. Moi, je suis le célibataire de service.
Elle éclata de rire.
— Moi aussi, me dit-elle. Depuis mon divorce, mes copines me prédisent que je finirai ma vie toute seule.
— Ça fait mal ! compatis-je.
— Un peu. Mais j’espère que je trouverai quelqu’un. Et avec Natasha, pourquoi ça n’a pas marché ?
— La vie, Anna, nous joue parfois de drôles de tours.
Je vis à son regard qu’Anna comprenait ce que je voulais dire. Et elle se contenta d’opiner en silence.
La maison de retraite Les Chênes occupait un petit bâtiment aux balcons fleuris, en bordure de Poughkeepsie. Dans le hall d’entrée, un petit groupe de vieillards installés dans des fauteuils roulants guettaient chaque passage.
— Visiteurs ! Visiteurs ! s’écria l’un d’eux en nous voyant, un échiquier sur les genoux.
— Vous venez nous rendre visite ? demanda un vieux bonhomme sans dents qui ressemblait à une tortue.
— Nous venons voir Cornelius Harvey, lui répondit gentiment Anna.
— Pourquoi vous ne venez pas me voir, moi ? interrogea d’une voix chevrotante une petite vieille dame maigre comme une brindille.
— Moi, ça fait deux mois que mes enfants ne sont pas venus me rendre visite, intervint le joueur d’échecs.
Nous nous annonçâmes à l’accueil, et quelques instants plus tard, le directeur de l’établissement apparut. C’était un petit bonhomme rondouillard, au costume trempé de sueur. Il reluqua Anna dans son uniforme et nous serra vigoureusement la main. La sienne était poisseuse.
— Que voulez-vous à Cornelius Harvey ? demanda-t-il.
— Nous recherchons son fils dans le cadre d’une affaire criminelle.
— Et il a fait quoi le fiston ?
— On aimerait juste lui parler.
Il nous entraîna à travers les couloirs jusqu’à un salon dans lequel étaient dispersés des pensionnaires. Certains jouaient aux cartes, d’autres lisaient, d’autres encore se contentaient de regarder dans le vide.
— Cornelius, annonça le directeur, de la visite pour vous.
Un vieil homme, grand et mince, à la chevelure blanche ébouriffée et vêtu d’une épaisse robe de chambre, se leva de son fauteuil et nous regarda curieusement.
— La police d’Orphea ? s’étonna-t-il en arrivant vers nous, contemplant l’uniforme noir d’Anna. Que se passe-t-il ?
— Monsieur Harvey, lui dit Anna, nous devons absolument entrer en contact avec votre fils Kirk.
— Kirky ? Que lui voulez-vous ?
— Venez, monsieur Harvey, suggéra Anna, asseyons-nous.
Nous prîmes place tous les quatre dans un coin meublé d’un canapé et deux fauteuils. Un troupeau de vieillards curieux s’agglutina autour de nous.
— Que voulez-vous à mon Kirky ? demanda Cornelius, inquiet.
À la façon dont il avait parlé, nous avions levé un premier doute : Kirk Harvey était bel et bien en vie.
— Nous avons repris l’une de ses enquêtes, expliqua Anna. En 1994, votre fils a enquêté sur un quadruple meurtre perpétré à Orphea. Nous avons tout lieu de croire que le même meurtrier s’en est pris à une jeune femme il y a quelques jours. Nous avons impérativement besoin de parler à Kirk pour résoudre cette affaire. Êtes-vous en contact avec lui ?
— Oui, bien sûr. Nous nous téléphonons souvent.
— Est-ce qu’il vient ici ?
— Oh non ! Il habite trop loin !
— Où habite-t-il ?
— En Californie. Il travaille sur une pièce de théâtre qui va avoir un immense succès ! C’est un grand metteur en scène, vous savez. Il va devenir très célèbre. Très célèbre ! Quand sa pièce sera enfin jouée, je mettrai un costume magnifique et j’irai l’applaudir. Voulez-vous voir mon costume ? Il est dans ma chambre.
— Non, merci beaucoup, déclina Anna. Dites-moi, monsieur Harvey, comment peut-on joindre votre fils ?
— J’ai un numéro de téléphone. Je peux vous le donner. Il faut lui laisser un message et il vous rappellera.
Il sortit un calepin de sa poche et dicta le numéro à Anna.
— Depuis combien de temps Harvey vit-il en Californie ? demandai-je.
— Je ne sais plus. Longtemps. Vingt ans peut-être.
— Donc, quand il est parti d’Orphea, il est allé directement en Californie ?
— Oui, directement.
— Pourquoi a-t-il tout quitté du jour au lendemain ?
— Mais à cause de La Nuit noire , nous répondit Cornelius comme s’il s’agissait d’une évidence.
— La Nuit noire ? Mais qu’est-ce que cette fameuse Nuit noire , monsieur Harvey ?
— Il avait tout découvert, nous dit Cornelius, sans vraiment répondre à la question. Il avait découvert l’identité de l’auteur du quadruple meurtre de 1994, et il a été obligé de partir.
— Donc il savait que ce n’était pas Ted Tennenbaum ? Mais pourquoi ne l’a-t-il pas arrêté ?
— Seul mon Kirky pourra vous répondre. Et s’il vous plaît, si vous le voyez, dites-lui que son papa lui fait de gros bisous.
Aussitôt que nous fûmes ressortis de la maison de retraite, Anna composa le numéro que nous avait donné Cornelius Harvey.
— Le Beluga Bar , bonjour, répondit une voix de femme à l’autre bout du fil.
— Bonjour, dit Anna une fois passé l’effet de surprise, je voudrais parler à Kirk Harvey.
— Laissez-moi votre message et il vous rappellera.
Anna laissa son nom et son numéro de téléphone et indiqua qu’il s’agissait d’une affaire d’une extrême importance. Une fois qu’elle eut raccroché, nous fîmes une rapide recherche sur Internet : le Beluga Bar était un établissement situé dans le quartier de Meadowood à Los Angeles. Ce nom ne m’était pas inconnu. Et je fis soudain le rapprochement. Je téléphonai aussitôt à Derek et lui demandai de reprendre les relevés de carte bancaire de Stephanie.
— Ton souvenir est exact, me confirma-il après s’être plongé dans les documents. D’après ses débits, Stephanie s’est rendue à trois reprises au Beluga Bar lorsqu’elle était à Los Angeles en juin.
— Voilà pourquoi elle était à Los Angeles ! m’écriai-je. Elle avait retrouvé la trace de Kirk Harvey et elle était venue le voir.
* * *
New York, ce même jour
Dans l’appartement des Eden, Cynthia était dans tous ses états. Cela faisait deux jours que Dakota avait disparu. La police était prévenue et la recherchait activement. Jerry et Cynthia avaient quadrillé la ville, fait le tour de tous ses amis, en vain. À présent, ils tournaient en rond dans leur appartement à espérer des nouvelles qui n’arrivaient pas. Ils avaient les nerfs à vif.
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