Ils échangèrent une poignée de main chaleureuse.
— Quel bonheur, dit le maire Gordon en contemplant les rayonnages de livres, d’avoir une si belle librairie à Orphea.
— Est-ce que tout va bien, monsieur le maire ? s’enquit Cody. J’ai eu l’impression que vous m’évitiez récemment.
— Que je vous évitais ? s’amusa Gordon. Mais enfin, quelle drôle d’idée ! Vous savez, je suis impressionné de voir combien les gens lisent ici. Toujours un livre à la main. L’autre jour, je dînais au restaurant, et croyez-le ou non, mais il y avait, à la table voisine, un jeune couple assis face à face, chacun le nez plongé dans un bouquin ! Je me suis dit que les gens étaient devenus fous. Parlez-vous, que diable, au lieu d’être absorbés par votre livre ! Et puis les baigneurs ne vont à la plage qu’avec des piles de bons romans. C’est leur drogue.
Cody écouta, amusé, le récit du maire. Il le trouva affable et sympathique. Tout en bonhomie. Il songea qu’il s’était sans doute monté la tête tout seul. Mais la visite de Gordon n’était pas désintéressée.
— Je voulais vous poser une question, Cody, poursuivit alors Gordon. Comme vous le savez, le 30 juillet nous inaugurons notre tout premier festival de théâtre…
— Oui, bien entendu que je le sais, répondit Cody, enthousiaste. J’ai déjà commandé différentes éditions d’ Oncle Vania pour les proposer à mes clients.
— Quelle belle idée ! approuva le maire. Alors voici ce que je voulais vous demander : Steven Bergdorf, le rédacteur en chef de l’ Orphea Chronicle , a écrit un petit livre consacré au festival de théâtre. Pensez-vous que vous pourriez le mettre en vente ici ? Tenez, je vous en ai apporté un exemplaire.
Il tendit à Cody le fascicule. La couverture était une photo du maire posant devant le Grand Théâtre, surmontée du titre.
— Histoire du festival , lut Cody à haute voix, avant de s’étonner. Mais c’est seulement la première édition du festival, non ? N’est-ce pas un peu tôt pour lui consacrer un livre ?
— Vous savez, il y a déjà tant à dire à ce sujet, lui assura le maire avant de s’en aller. Attendez-vous à quelques belles surprises.
Cody ne voyait pas vraiment l’intérêt de ce livre, mais il voulait se montrer aimable avec le maire et accepta qu’il soit vendu dans sa librairie. Quand Gordon fut parti, Meghan Padalin réapparut.
— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda-t-elle à Cody.
— Faire la promotion d’un fascicule qu’il édite.
Elle s’adoucit et feuilleta le petit livre.
— Ça a l’air pas mal, jugea-t-elle. Tu sais, il y a pas mal de gens dans la région qui publient à compte d’auteur. On devrait leur consacrer un petit coin pour qu’ils puissent mettre leurs ouvrages en vente.
— Un coin ? Mais on n’a déjà pas de place. Et puis, ça n’intéressera personne, lui dit Cody. Les gens n’ont pas envie d’acheter le livre de leur voisin.
— Utilisons le débarras, au fond du magasin, insista Meghan. Un coup de peinture et ce sera comme neuf. On en fait une pièce pour les auteurs régionaux. Tu verras : les auteurs sont de bons clients pour les librairies. Ils viendront de toute la région voir leur propre livre dans les rayonnages, et ils en profiteront pour faire des achats.
Cody songea que ça pouvait être une bonne idée. Et puis, il voulait faire plaisir au maire Gordon : il sentait bien que quelque chose clochait et il n’aimait pas ça.
— Essayons si tu veux, Meghan, approuva Cody. On ne perdra rien à essayer. Au pire, on aura remis le débarras en état. En tout cas, grâce au maire Gordon, je découvre que Steven Bergdorf est écrivain à ses heures perdues.
* * *
— Steven Bergdorf est l’ancien rédacteur en chef de l’ Orphea Chronicle ? s’étonna Anna. Tu le savais, Jesse ?
Je haussai les épaules : je n’en avais moi-même aucune idée. L’avais-je rencontré à l’époque ? Je n’en savais plus rien.
— Vous le connaissez ? demanda alors Cody, surpris par notre réaction.
— Il est le rédacteur en chef de la Revue pour laquelle travaillait Stephanie Mailer à New York, expliqua Anna.
Comment pouvais-je ne pas me souvenir de Steven Bergdorf ? Renseignements pris, nous découvrîmes que Bergdorf avait démissionné de son poste de rédacteur en chef de l’ Orphea Chronicle le lendemain du quadruple meurtre et avait laissé sa place à Michael Bird. Drôle de coïncidence. Et si Bergdorf était parti avec des interrogations qui le taraudaient encore aujourd’hui ? Et s’il était le mandataire du livre qu’écrivait Stephanie ? Elle parlait de quelqu’un qui ne pouvait pas l’écrire directement. On comprendrait bien que l’ancien rédacteur en chef du journal local ne pouvait revenir vingt ans plus tard mettre son nez dans cette affaire. Nous devions impérativement nous rendre à New York pour nous entretenir avec Bergdorf. Nous décidâmes de le faire le lendemain, à la première heure.
Nous n’étions pas au bout de nos surprises. Le même jour, tard dans la soirée, Anna reçut un appel sur son portable. Le numéro qui s’affichait était celui du Beluga Bar . « Chef-adjoint Kanner ? lui dit une voix d’homme à l’autre bout du fil. C’est Kirk Harvey à l’appareil. »
Lundi 22 août 1994. Trois semaines après le quadruple meurtre.
Jesse et moi étions en route pour Hicksville, une ville de Long Island entre New York et Orphea. La femme qui nous avait contactés était une guichetière d’une petite succursale de la Bank of Long Island.
— Elle nous a fixé rendez-vous dans un café du centre-ville, expliquai-je à Jesse dans la voiture. Son patron n’est pas au courant qu’elle nous a contactés.
— Mais ça concerne le maire Gordon ? me demanda Jesse.
— Apparemment.
Malgré l’heure matinale, Jesse était en train de manger un sandwich chaud à la viande recouvert d’une sauce brune qui sentait divinement bon.
— Tu veux goûter ? me demanda Jesse, entre deux bouchées, en me tendant son casse-croûte. Ch’est vraiment très bon.
Je mordis dans le pain. J’avais rarement mangé quelque chose d’aussi délicieux.
— C’est la sauce qui est incroyable. Je ne sais pas comment Natasha la fait. Je l’appelle la sauce Natasha.
— Quoi, Natasha t’a fait ce sandwich ce matin avant de partir ?
— Oui, me répondit Jesse. Elle s’est levée à 4 heures du matin pour essayer des plats pour le restaurant. Darla doit passer tout à l’heure. J’avais l’embarras du choix. Pancakes, gaufres, salade russe. Il y avait de quoi nourrir un régiment. Je lui ai suggéré de servir ces sandwichs à La Petite Russie . Les gens vont se les arracher.
— Et avec beaucoup de frites, dis-je en m’y voyant déjà. Il n’y a jamais assez de frites en accompagnement.
L’employée de la Bank of Long Island s’appelait Macy Warwick. Elle nous attendait dans un café désert, remuant nerveusement une cuillère dans son cappuccino.
— Je suis allée dans les Hamptons le week-end dernier, et j’ai vu dans un journal une photo de cette famille qui a été massacrée. J’avais l’impression de reconnaître le monsieur, avant de comprendre que c’était un client de la banque.
Elle avait apporté un dossier en carton contenant des documents bancaires et le poussa dans notre direction. Elle reprit alors :
— Il m’a fallu un peu de temps pour retrouver son nom. Sur le moment je n’ai pas pris le journal avec moi et je n’avais pas retenu le nom de famille. J’ai dû remonter dans le système informatique de la banque pour retrouver les transactions. Ces derniers mois, il venait jusqu’à plusieurs fois par semaine.
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