— Elle reviendra certainement quand elle aura besoin de fric pour acheter sa merde, finit par dire Jerry, excédé.
— Jerry, je ne te reconnais plus ! C’est notre fille ! Vous étiez tellement complices tous les deux ! Tu te souviens ? Quand elle était petite j’étais même jalouse de votre relation.
— Je sais, je sais, répondit Jerry, soucieux de calmer sa femme.
Ils ne s’étaient aperçus de la disparition de leur fille que tardivement le dimanche. Ils la croyaient en train de dormir et n’étaient pas allés dans sa chambre avant le début de l’après-midi.
— Nous aurions dû aller voir plus tôt, se reprocha Cynthia.
— Qu’est-ce que ça aurait changé ? Et puis, de toute façon, on est censé « respecter son espace intime » comme on me l’a demandé en séance de thérapie familiale. Nous n’avons fait qu’appliquer ce putain de principe de confiance de ton putain de docteur Lern !
— Ne déforme pas tout, Jerry ! Quand nous avons parlé de cela en séance, c’est parce que Dakota se plaignait que tu fouillais sa chambre à la recherche de drogue. Le docteur Lern a parlé de faire de sa chambre un espace à elle que nous respecterions, d’instaurer un principe de confiance. Il ne nous a pas dit de ne pas aller voir si notre fille allait bien !
— Tout laissait croire qu’elle faisait la grasse matinée. Je voulais lui laisser le bénéfice du doute.
— Son portable est toujours coupé ! s’étrangla Cynthia qui avait réessayé entre-temps de joindre sa fille. Je vais appeler le docteur Lern.
À cet instant, la sonnerie du téléphone de la maison retentit. Jerry se précipita pour décrocher.
— Monsieur Eden ? C’est la police de New York. Nous avons retrouvé votre fille. Elle va bien, ne vous inquiétez pas. Une patrouille l’a ramassée dans une ruelle, endormie, visiblement ivre. Ils l’ont emmenée au Mount Sinai pour des examens.
Au même moment, à la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises , Skip Nalan, le rédacteur en chef adjoint, entra en tempête dans le bureau de Steven Bergdorf.
— Tu as viré Ostrovski ? s’écria Skip. Mais tu as complètement perdu la tête ! Et qu’est-ce que c’est que cette rubrique minable que tu veux ajouter au prochain numéro ? Et d’où sort cette Alice Filmore ? Son texte est nul, ne me dis pas que tu veux publier une nullité pareille !
— Alice est une journaliste très douée. Je crois beaucoup en elle. Tu la connais, elle s’occupait du courrier avant.
Skip Nalan se prit la tête entre les mains.
— Au courrier ? répéta-t-il, exaspéré. Tu as viré Meta Ostrovski pour le remplacer par une fille du courrier qui écrit des articles de merde ? Est-ce que tu te drogues, Steven ?
— Ostrovski n’a plus le niveau. Il est odieux inutilement. Quant à Alice, c’est une jeune femme pleine de talent ! protesta Bergdorf. Je suis encore le patron de cette revue, oui ou merde ?
— Du talent ? C’est à chier, oui ! s’écria encore Skip qui sortit en claquant la porte.
Aussitôt qu’il fut parti, la porte du placard s’ouvrit brusquement et Alice en sortit. Steven se précipita pour verrouiller sa porte.
— Pas maintenant, Alice, l’implora-t-il, se doutant qu’elle allait lui faire une scène.
— Non mais ! Tu l’as entendu, Stevie ? Tu entends les horreurs qu’il dit sur moi, et toi tu ne me défends même pas !
— Bien sûr que je t’ai défendue. J’ai dit que ton article était très bon.
— Arrête d’être une couille molle, Stevie. Je veux que tu le chasses lui aussi !
— Ne sois pas ridicule, je ne vais pas renvoyer Skip. Tu as déjà obtenu le renvoi de Stephanie et la peau d’Ostrovski, tu ne vas pas me décimer ma revue quand même !
Alice le fusilla du regard, puis elle exigea un cadeau.
Bergdorf s’exécuta, penaud. Il fit le tour des magasins de luxe de la Cinquième Avenue qu’affectionnait Alice. Dans une maroquinerie, il dénicha un petit sac à main, très élégant. Il savait que c’était exactement le genre de modèle que voulait Alice. Il le prit et tendit sa carte de crédit à la vendeuse. Elle fut refusée, faute de solde suffisant. Il en essaya une autre qui fut rejetée également. La troisième aussi. Il se mit à paniquer, la sueur perlait sur son front. On n’était que le 7 juillet, ses cartes étaient au plafond et son compte à sec. Faute d’une autre solution, il se résolut à tendre la carte de la Revue , qui passa. Il ne restait plus que le compte avec l’argent des vacances. Il devait convaincre à tout prix sa femme de renoncer à son projet de voyage en camping-car à Yellowstone.
Son achat effectué, il erra encore à travers les rues. Dehors, le ciel lourd était en train de virer à l’orage. Une première salve de gouttes d’une pluie chaude et sale tomba et mouilla sa chemise et ses cheveux. Il continua de marcher sans y prêter attention, il se sentait totalement perdu. Il finit par entrer dans un McDonald’s, s’y commanda un café qu’il but à une table crasseuse. Il se sentait désespéré.
* * *
Anna et moi, de retour à Orphea, nous nous arrêtâmes au Grand Théâtre. Sur la route du retour depuis Poughkeepsie, nous avions appelé Cody : nous étions à la recherche de tout document concernant le premier festival de théâtre. Nous étions notamment curieux d’en apprendre davantage sur la pièce qu’avait jouée Kirk Harvey et que le maire Gordon avait initialement voulu interdire.
Anna me guida à travers le bâtiment jusque dans les coulisses. Cody nous attendait dans son bureau : il avait ressorti des archives un carton rempli de souvenirs en vrac.
— Que cherchez-vous en particulier ? nous demanda Cody.
— Des informations pertinentes sur le premier festival. Le nom de la troupe qui a joué la pièce d’ouverture, quelle était la pièce de Kirk Harvey…
— Kirk Harvey ? Il jouait une pièce ridicule qui s’appelait Moi, Kirk Harvey . Un monologue sans intérêt. La pièce d’ouverture était Oncle Vania . Tenez, voilà le programme.
Il sortit une vieille brochure au papier jauni et me le tendit.
— Vous pouvez le garder, me dit-il, j’en ai d’autres.
Puis, farfouillant encore dans sa boîte, il en sortit un petit livret.
— Ah, j’avais complètement oublié l’existence de ce livre. Une idée du maire Gordon à l’époque. Ça vous sera peut-être utile.
Je pris le livre entre les mains et en lus le titre :
HISTOIRE DU FESTIVAL DE THÉÂTRE À ORPHEA
par Steven Bergdorf
— Qu’est-ce que c’est que ce livre ? demandai-je aussitôt à Cody.
— Steven Bergdorf ? s’étrangla Anna en lisant le nom de l’auteur.
Cody nous raconta alors un épisode survenu deux mois avant le quadruple meurtre.
* * *
Orphea, mai 1994
Enfermé dans son petit bureau de la librairie, Cody était occupé à passer des commandes lorsque Meghan Padalin poussa timidement la porte.
— Pardon de te déranger, Cody, mais il y a le maire qui est là et qui voudrait te voir.
Cody se leva aussitôt et passa de l’arrière-salle au magasin. Il était curieux de savoir ce que lui voulait le maire. Pour une raison mystérieuse, ce dernier ne venait plus à la librairie depuis le mois de mars. Cody ne s’en expliquait pas la raison. Il avait l’impression que le maire évitait son magasin. Il avait même été vu en train d’acheter ses livres à la librairie d’East Hampton.
Gordon se tenait derrière le comptoir, tripotant nerveusement un petit fascicule.
— Monsieur le maire ! s’exclama Cody.
— Bonjour, Cody.
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