Anna entendit quelqu’un murmurer :
— Pauvre Mark, se faire humilier ainsi alors qu’il nous reçoit si généreusement.
Anna sentait sur elle les regards lourds de désapprobation. Elle ne voulait pas donner à Mark une raison de fédérer sa propre famille contre elle. Elle descendit de voiture et rejoignit la fête qui se déroulait dans la partie arrière du jardin, au bord de la piscine.
Mark et le père d’Anna, tous les deux affublés de tabliers de cuisine identiques, s’activèrent autour du grill. Tout le monde s’extasiait sur la nouvelle maison de Mark et la qualité de ses hamburgers. Anna attrapa une bouteille de vin blanc et s’installa dans un coin, se jurant de se tenir correctement et de ne pas faire d’esclandre.
À quelques dizaines de miles de là, à Manhattan, dans le bureau de son appartement de Central Park West, Meta Ostrovski regardait tristement par la fenêtre. Il avait d’abord cru que son licenciement de la Revue des lettres new-yorkaises n’était qu’une saute d’humeur de Bergdorf et que celui-ci le rappellerait le lendemain pour lui dire qu’il était indispensable et unique. Mais Bergdorf n’avait jamais rappelé. Ostrovski s’était rendu à la rédaction pour découvrir que son bureau avait été intégralement vidé et ses livres entassés dans des cartons prêts à être emportés. Les secrétaires ne l’avaient pas laissé accéder au bureau de Bergdorf. Il avait essayé de lui téléphoner en vain. Qu’allait-il devenir ?
Sa femme de ménage entra dans la pièce et lui apporta une tasse de thé.
— Je vais y aller, monsieur Ostrovski, dit-elle doucement. Je vais chez mon fils pour la fête nationale.
— Vous avez bien raison, Erika, lui répondit le critique.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous avant de partir ?
— Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir prendre un coussin et m’étouffer avec ?
— Non, monsieur, je ne peux pas faire ça.
Ostrovski soupira :
— Alors, vous pouvez partir.
De l’autre côté du parc, dans leur appartement de la Cinquième Avenue, Jerry et Cynthia s’apprêtaient à s’en aller célébrer le Jour de l’indépendance chez des amis.
Dakota invoqua le fait de se sentir migraineuse pour rester à la maison. Ils ne s’y opposèrent pas. Ils préféraient la savoir à la maison. Quand ils partirent, elle était dans le salon, à regarder la télévision. Quelques heures s’écoulèrent. Lasse et seule dans cet immense appartement, elle finit par rouler un joint, s’empara d’une bouteille de vodka dans le bar de son père — elle savait où il cachait la clé — et s’installa sous la ventilation de la cuisine pour boire et fumer. Son joint terminé, légèrement défoncée et un peu ivre, elle s’en alla dans sa chambre. Elle sortit le Yearbook de son lycée, trouva la page qu’elle cherchait et retourna dans la cuisine. Elle roula un deuxième joint, but encore, et caressa du bout du doigt la photo d’une élève. Tara Scalini.
Elle prononça son nom. Tara . Elle se mit à rire, puis des larmes coulèrent de ses yeux. Elle éclata en un sanglot incontrôlé. Elle se laissa tomber au sol, pleurant en silence. Elle resta ainsi jusqu’à ce que son téléphone sonne. C’était Leyla.
— Salut, Leyl, dit Dakota en décrochant.
— T’as une voix de merde, Dakota. T’as chialé ?
— Ouais.
Elle était jeune et belle, presque encore enfant, allongée sur le sol, ses cheveux éparpillés comme une crinière autour de son visage mince.
— Tu veux me rejoindre ? lui demanda Leyla.
— J’ai promis à mes parents de rester à la maison. Mais je veux bien que tu viennes, toi, ici. Je ne veux pas être toute seule.
— Je saute dans un taxi et je suis là, lui promit Leyla.
Dakota raccrocha puis sortit de sa poche un sachet en plastique contenant une poudre claire : de la kétamine. Elle en versa dans le fond d’un verre et dilua le tout avec de la vodka avant de l’avaler d’un trait.
Ce n’est que le lendemain matin, samedi, que Jerry découvrit la bouteille de vodka aux trois quarts vide. Il avait alors fouillé la poubelle de la cuisine et y avait trouvé deux mégots de joints. Il était prêt à déloger sa fille de son lit, mais Cynthia lui avait enjoint d’attendre qu’elle se lève. Aussitôt que Dakota émergea de sa chambre, il exigea des explications.
— Tu as trahi notre confiance, une fois de plus ! s’emporta-t-il en brandissant la bouteille et les mégots.
— Oh, sois pas si coincé ! lui répondit Dakota. On dirait que t’as jamais été jeune.
Elle retourna dans sa chambre et se recoucha. Ses parents entrèrent aussitôt dans la pièce.
— Tu te rends compte que tu as descendu presque une bouteille de vodka et fumé de la marijuana dans notre maison ? lui dit son père, furieux.
— Pourquoi tu te détruis comme ça ? demanda Cynthia sa mère en s’efforçant de ne pas la brusquer.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? répliqua Dakota. De toute façon, vous serez contents quand je serai plus là !
— Dakota ! protesta sa mère, comment peux-tu dire des choses pareilles ?
— Il y avait deux verres dans l’évier, qui était là ? exigea de savoir Jerry Eden. Tu invites des gens comme ça ?
— J’invite des amis, où est le problème ?
— Le problème c’est que tu consommes de la marijuana !
— Relax, c’est juste un joint.
— Tu me prends pour un imbécile, je sais que tu prends des saloperies ! Qui était avec toi ? Cette petite conne de Neila ?
— C’est LEYLA , papa, pas NEILA ! Et c’est pas une conne ! Arrête de penser que tu es supérieur à tout le monde juste à cause de ton fric !
— C’est ce fric qui te fait vivre ! hurla Jerry.
— Ma chérie, dit Cynthia en s’efforçant de calmer le jeu, ton père et moi nous sommes inquiets. Nous pensons que tu dois aller faire soigner ton problème d’addiction.
— Je vais déjà voir le docteur Lern.
— Nous pensons à un établissement spécialisé.
— Une cure ? Je ne retournerai pas faire une cure ! Tirez-vous de ma chambre !
Elle attrapa une peluche d’enfant qui détonnait avec le reste de la pièce et la lança en direction de la porte pour chasser ses parents.
— Tu feras ce qu’on te dit, répliqua Jerry, décidé à ne plus se laisser faire.
— Je n’irai pas, vous m’entendez ? Je n’irai pas, et je vous hais !
Elle se leva de son lit pour claquer la porte, exigeant un peu d’intimité. Puis elle téléphona en pleurs à Leyla :
— Qu’est-ce qui t’arrive, Dakota ? lui demanda Leyla inquiète de ses sanglots.
— Mes vieux veulent m’envoyer dans un centre spécialisé.
— Quoi ? En désintox ? Mais quand ?
— J’en sais rien. Ils veulent parler avec le psy lundi. Mais je n’irai pas. Tu m’entends, je n’irai pas. Je me tire ce soir. Je ne veux plus jamais voir ces cons. Dès qu’ils dorment je me barre.
Ce même matin, à Worchester, Anna, qui avait dormi chez ses parents, subissait les assauts de sa mère, qui la bombardait de questions à la table du petit-déjeuner.
— Maman, finit par dire Anna, j’ai la gueule de bois. Je voudrais boire mon café tranquillement si c’est possible.
— Ah voilà, tu as trop bu ! s’exaspéra sa mère. Donc, tu bois maintenant ?
— Quand tout le monde me fait chier, oui je bois, maman.
La mère soupira :
— Si tu étais encore avec Mark, nous habiterions à côté à présent.
— Une chance que nous ne soyons plus ensemble alors, dit Anna.
— Est-ce que c’est vraiment fini entre Mark et toi ?
— Maman, ça fait un an qu’on est divorcés !
— Oh, mais ma chérie, tu sais qu’aujourd’hui ça ne veut plus rien dire : les couples vivent ensemble d’abord et se marient après, et puis ils divorcent trois fois, se remettent ensemble finalement.
Читать дальше