— On m’avait dit que vous étiez revenus en ville, nous dit-elle d’une voix dure.
— Bonjour, Sylvia, lui répondis-je. Je ne savais pas que c’était vous qui aviez repris cet établissement.
— Il fallait bien que quelqu’un s’en occupe, après que vous avez tué mon frère.
— Nous n’avons pas tué votre frère, objecta Derek.
— Vous n’êtes pas les bienvenus ici, martela-t-elle pour toute réponse. Payez et partez.
— Très bien, dis-je. Nous ne sommes pas venus ici pour vous chercher des ennuis.
Je demandai l’addition à Massachusetts, qui nous l’apporta aussitôt. Au bas du ticket de caisse, il avait inscrit au stylo à bille :
Renseignez-vous sur ce qui s’est passé la nuit du 11 au 12 février 1994.
*
— Je n’avais pas fait le lien entre Sylvia et Ted Tennenbaum, nous dit Anna alors que nous ressortions du Café Athéna . Que s’est-il passé avec son frère ?
Ni Derek ni moi n’avions envie d’en parler. Il y eut un silence et Derek finit par changer de sujet :
— Commençons par tirer au clair cette histoire de Nuit noire et cette note laissée par Massachusetts.
Il y avait une personne qui pouvait certainement nous aider à ce sujet : Michael Bird. Nous nous rendîmes à la rédaction de l’ Orphea Chronicle et, en nous voyant entrer dans son bureau, Michael Bird nous demanda :
— Vous venez à cause de la une du journal ?
— Non, lui répondis-je, mais puisque vous en parlez je voudrais bien savoir pourquoi vous avez fait ça ? Je vous ai parlé de la note retrouvée dans la voiture de Stephanie au cours d’une conversation amicale ! Pas pour que cela finisse sur la première page de votre journal.
— Stephanie était une femme très courageuse, une journaliste exceptionnelle ! me répondit Michael. Je refuse qu’elle soit morte en vain : tout le monde doit connaître son travail !
— Justement, Michael, le meilleur moyen de lui rendre hommage est de terminer son enquête. Pas de semer la panique en ville en éventant les pistes de l’enquête.
— Je suis désolé, Jesse, dit Michael. J’ai l’impression de n’avoir pas su protéger Stephanie. Je voudrais tellement pouvoir revenir en arrière. Et dire que j’ai cru à son foutu SMS. C’est moi qui vous disais, il y a une semaine, qu’il n’y avait pas d’inquiétude à avoir.
— Vous ne pouviez pas savoir, Michael. Ne vous torturez pas inutilement parce que, de toute façon, elle était déjà morte à ce moment-là. Il n’y avait plus rien que l’on puisse faire.
Michael s’affala sur sa chaise, atterré. J’ajoutai alors :
— Mais vous pouvez nous aider à retrouver celui qui a fait ça.
— Tout ce que vous voulez, Jesse. Je suis à votre disposition.
— Stephanie s’était intéressée à un terme dont nous ne parvenons pas à saisir le sens : la Nuit noire .
Il eut un sourire amusé.
— J’ai vu ces deux mots sur la note que vous m’avez montrée et j’ai été intrigué aussi. Du coup, j’ai fait mes recherches dans les archives du journal.
Il sortit un dossier de son tiroir et nous le tendit. À l’intérieur, une série d’articles parus entre l’automne 1993 et l’été 1994 faisaient état d’inscriptions aussi inquiétantes qu’énigmatiques. D’abord sur le mur du bureau de poste : Bientôt : La Nuit noire . Puis à travers la ville.
Une nuit de novembre 1993, un feuillet fut déposé derrière les essuie-glaces de centaines de voitures, sur lequel il était écrit : La Nuit noire arrive .
Un matin de décembre 1993, les habitants de la ville se réveillèrent avec des feuillets déposés devant leur porte : Préparez-vous, La Nuit noire arrive.
En janvier 1994, une inscription à la peinture sur la porte d’entrée de la mairie lançait un compte à rebours : Dans six mois : La Nuit noire.
En février 1994, après l’incendie volontaire d’un bâtiment désaffecté de la rue principale, les pompiers découvraient sur les murs une nouvelle inscription : LA NUIT NOIRE VA BIENTÔT DÉBUTER.
Et ainsi de suite jusqu’à début juin 1994, où ce fut au tour du Grand Théâtre de voir sa façade vandalisée : Le festival de théâtre va commencer : La Nuit noire aussi.
— Donc la Nuit noire était en lien avec le festival de théâtre, en conclut Derek.
— La police n’a jamais découvert qui pouvait se cacher derrière ces menaces, ajouta Michael.
Je repris :
— Anna a trouvé cette inscription dans les archives à la place du dossier de police sur le quadruple meurtre de 1994, et également dans l’un des tiroirs du bureau du chef Kirk Harvey au commissariat.
Kirk Harvey savait-il quelque chose ? Était-ce la raison de sa disparition mystérieuse ? Nous étions également curieux de savoir ce qui avait pu se passer la nuit du 11 au 12 février 1994 à Orphea. Une recherche dans les archives nous permit de découvrir, dans l’édition du 13 février, un article sur l’incendie criminel d’un bâtiment de la rue principale appartenant à Ted Tennenbaum, qui voulait en faire un restaurant contre l’avis du maire Gordon.
Derek et moi avions déjà eu connaissance de cet épisode à l’époque de l’enquête sur les meurtres. Mais pour Anna, cette information était une découverte.
— C’était avant le Café Athéna , lui expliqua Derek. L’incendie a justement permis le changement d’affectation du bâtiment pour en faire un restaurant.
— À l’époque, Ted Tennenbaum aurait mis le feu lui-même ? demanda-t-elle.
— On n’a jamais su le fin mot de l’affaire, dit Derek. Mais cette histoire est de notoriété publique. Il doit y avoir une autre explication pour que le serveur du Café Athéna nous invite à nous pencher dessus.
Soudain, il fronça les sourcils et compara l’article sur l’incendie avec l’un des articles sur la Nuit noire .
— Bon sang, Jesse ! me dit-il.
— Qu’as-tu trouvé ? lui demandai-je.
— Écoute ça. C’est tiré de l’un des articles concernant les inscriptions de La Nuit noire : « Deux jours après l’incendie qui a ravagé le bâtiment du haut de la rue principale, les pompiers, en déblayant les décombres, ont découvert une inscription sur l’un des murs : LA NUIT NOIRE VA BIENTÔT DÉBUTER. »
— Il y aurait donc un lien entre la Nuit noire et Ted Tennenbaum ?
— Et si cette histoire de Nuit noire était réelle ? suggéra Anna. Et si par la faute d’une pièce, la ville allait être plongée dans le chaos pendant toute une nuit ? Et si le 26 juillet, lors de la première du festival, il allait de nouveau se produire un meurtre ou un massacre similaire à celui de 1994 ? Et si le meurtre de Stephanie n’était que le prélude à quelque chose de beaucoup plus grave qui allait survenir ?
Le soir de l’humiliation infligée par l’avocat de Ted Tennenbaum, en ce milieu du mois d’août 1994, Jesse et moi avions roulé jusque dans le Queens, à l’invitation de Darla et Natasha, bien décidées à nous changer les idées. Elles nous avaient donné une adresse à Rego Park. C’était une petite échoppe en travaux dont l’enseigne avait été recouverte d’un drap, devant laquelle Darla et Natasha nous attendaient. Elles étaient rayonnantes.
— Où est-on ? leur demandai-je, curieux.
— Devant notre futur restaurant, sourit Darla.
Jesse et moi restâmes émerveillés, oubliant aussitôt Orphea, les meurtres, Ted Tennenbaum. Leur projet de restaurant était sur le point d’aboutir. Toutes ces heures de travail acharné allaient enfin payer : elles allaient bientôt pouvoir quitter le Blue Lagoon et vivre leur rêve.
Читать дальше