— Tu es folle, Alice ? lui chuchota-t-il, accroupi entre la cuvette des toilettes et le lavabo.
— Où étais-tu passé ? Tu disparais sans donner de nouvelles ?
— J’avais une course à faire, bredouilla Bergdorf et après je suis allé chercher ma femme à son travail.
— Une course ? Quel genre de course, Stevie ?
— Je ne peux pas t’en parler.
— Si tu ne me racontes pas immédiatement, je sonne à ta porte et je raconte tout à ta femme.
— C’est bon, c’est bon, implora Steven. Je suis allé à Orphea. Écoute, Alice, Stephanie a été assassinée…
— Quoi ?! Tu es allé là-bas, triple idiot ! Ah, pourquoi es-tu si idiot ? Qu’est-ce que je vais faire de toi, imbécile ?
Alice, furieuse, raccrocha. Elle sauta dans un taxi et remonta Manhattan : elle se dirigea vers le haut de la Cinquième Avenue, au niveau des boutiques de luxe. Elle avait 1 000 dollars à dépenser et comptait bien se faire plaisir.
Le taxi déposa Alice à proximité de la tour vitrée qui abritait les locaux de Channel 14, la puissante station de télévision privée. Dans une salle de réunion du 53 eétage, son PDG, Jerry Eden, avait convoqué ses principaux directeurs :
— Comme vous le savez, leur annonça-t-il, les audiences de ce début d’été sont très mauvaises, pour ne pas dire catastrophiques, raison pour laquelle je vous ai tous convoqués ici. Il faut absolument réagir.
— Quel est le principal problème ? demanda l’un des responsables créatifs.
— Le créneau de 18 heures. Nous nous sommes fait complètement distancer par Regarde !
Regarde ! était la concurrente directe de Channel 14. Public similaire, audience similaire, contenu similaire : les deux chaînes se livraient une bataille acharnée avec, à la clé, des contrats publicitaires records pour les émissions phares.
— Regarde ! diffuse une émission de téléréalité qui fait un tabac, expliqua le directeur marketing.
— Quel est le pitch de l’émission ? demanda Jerry Eden.
— Rien, justement. On suit ce groupe de trois sœurs. Elles vont déjeuner, elles font des courses, elles vont à la gym, elles se disputent, elles se réconcilient. On suit leur journée type.
— Et que font-elles comme métier ?
— Elles n’ont pas de métier, monsieur, expliqua le sous-directeur des programmes. On les paie pour ne rien faire.
— C’est là qu’on pourrait faire mieux qu’eux ! assura Jerry. En faisant de la téléréalité plus ancrée dans le quotidien.
— Mais monsieur, objecta le directeur de la division, le public cible de la téléréalité est plutôt pauvre financièrement et mal éduqué. Il cherche une part de rêve quand il allume sa télévision.
— Justement, répondit Jerry, il faut un concept qui mette le spectateur face à lui-même, à ses ambitions. Une émission de téléréalité qui le tire vers l’avant ! On pourrait présenter un nouveau concept à la rentrée. Il faut frapper un grand coup ! Je vois déjà le slogan : « CHANNEL 14. La part de rêve est en vous ! »
La proposition déclencha une vague d’enthousiasme.
— Oh, c’est bien, ça ! approuva le directeur du marketing.
— Je veux une émission pour la rentrée qui frappe un grand coup. Je veux tout chambouler. Je veux qu’on lance d’ici septembre un concept génial et qu’on fasse une razzia sur les téléspectateurs. Je vous laisse exactement dix jours : lundi 14 juillet, je veux une proposition de programme phare pour la rentrée.
Jerry leva la réunion. Alors que les participants quittaient son bureau, son portable sonna. C’était Cynthia, sa femme. Il décrocha.
— Jerry, lui reprocha Cynthia, ça fait des heures que j’essaie de te joindre.
— Désolé, j’étais en rendez-vous. Tu sais qu’on prépare les programmes de la prochaine saison et que c’est tendu ici en ce moment. Que se passe-t-il ?
— Dakota est rentrée à 11 heures ce matin. Elle était encore ivre.
Jerry soupira, totalement impuissant.
— Et que veux-tu que j’y fasse, Cynthia ?
— Mais enfin, Jerry, c’est notre fille ! Tu as entendu ce que dit le docteur Lern : il faut l’éloigner de New York.
— L’éloigner de New York, comme si ça allait tout changer !
— Jerry, cesse d’être fataliste ! Elle n’a que 19 ans. Elle a besoin d’aide.
— Ne viens pas me dire que nous n’essayons pas de l’aider…
— Tu ne te rends pas compte de ce qu’elle traverse, Jerry !
— Je me rends surtout compte que j’ai une fille de 19 ans qui se défonce ! s’emporta-t-il en ayant tout de même pris le soin de chuchoter sa dernière phrase pour qu’on ne l’entendît pas.
— On en parlera de vive voix, lui proposa Cynthia pour le calmer. Où es-tu ?
— Où je suis ? répéta Jerry.
— Oui, la séance avec le docteur Lern est à 17 heures, rappela Cynthia. Ne me dis pas que tu as oublié ?
Jerry écarquilla les yeux : il avait complètement oublié. Il bondit hors de son bureau et se précipita dans l’ascenseur.
Par miracle, il arriva juste à l’heure au cabinet du docteur Lern sur Madison Avenue. Depuis six mois, Jerry avait consenti à y suivre chaque semaine une thérapie de famille avec sa femme Cynthia et leur fille Dakota âgée de 19 ans.
Les Eden prirent tous trois place dans un canapé face au thérapeute, installé dans son fauteuil habituel.
— Alors ? interrogea le docteur Lern, que s’est-il passé depuis la dernière séance ?
— Vous voulez dire il y a quinze jours, dégaina Dakota, puisque mon père a oublié de se pointer la semaine dernière ?…
— Excuse-moi de travailler pour payer les dépenses insensées de cette famille ! se défendit Jerry.
— Oh, Jerry, je t’en prie, ne commence pas ! le supplia sa femme.
— J’ai juste dit dernière séance , rappela le thérapeute d’une voix neutre.
Cynthia s’efforça de lancer la discussion de façon constructive.
— J’ai dit à Jerry qu’il devait passer plus de temps avec Dakota, expliqua-t-elle.
— Et qu’en pensez-vous, Jerry ? demanda le docteur Lern.
— J’en pense que cet été, ça va être compliqué : on doit boucler un concept d’émission. La concurrence est rude et on doit impérativement avoir développé un nouveau programme d’ici l’automne.
— Jerry ! s’énerva Cynthia, il doit bien y avoir quelqu’un qui peut te remplacer, non ? Tu n’as jamais de temps pour personne sauf pour ton travail !
— J’ai une famille et un psychiatre à nourrir, rétorqua cyniquement Jerry.
Le docteur Lern ne releva pas.
— De toute façon, tu penses qu’à ton boulot de merde, papa ! dit Dakota.
— N’utilise pas ce genre de vocabulaire, intima Jerry à sa fille.
— Jerry, lui demanda le thérapeute, que pensez-vous que Dakota essaie de vous dire lorsqu’elle parle en ces termes ?
— Que ce boulot de merde lui paie son téléphone, ses fringues, sa putain de voiture et tout ce qu’elle se fourre dans le nez !
— Dakota, est-ce que c’est ce que tu essaies de dire à ton père ? interrogea Lern.
— Nan. Mais je veux un chien, répondit Dakota.
— Toujours plus, se lamenta Jerry. D’abord tu veux un ordinateur, maintenant tu veux un chien…
— Ne parle plus de cet ordinateur ! se défendit Dakota. N’en parle plus jamais !
— Est-ce que l’ordinateur était une requête de Dakota ? interrogea Lern.
— Oui, expliqua Cynthia Eden. Elle aimait tellement écrire.
— Et pourquoi pas un chien ? interrogea le psychiatre.
— Parce qu’elle n’est pas responsable, dit Jerry.
— Comment tu peux le savoir si tu ne me laisses pas essayer ! protesta Dakota.
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