— Je vérifierai, lui répondit Anna pour ne pas le choquer inutilement. Est-ce que tu pourrais me décrire la voiture ? As-tu remarqué un détail dont tu te souviendrais ? Peut-être as-tu vu la plaque ? Même en partie ? Ou le nom de l’État ?
— Non, je regrette.
— Le conducteur était un homme ou une femme ?
— Impossible de vous le dire. Il faisait trop sombre et ça s’est passé très vite. Et puis, j’ai pas fait plus attention que ça. Si j’avais su…
— Tu m’as déjà beaucoup aidée. Donc tu confirmes que la fille est montée volontairement à bord ?
— Oh oui, absolument ! Elle l’attendait, c’est sûr.
L’adolescent était donc la dernière personne à avoir vu Stephanie en vie. À son témoignage s’ajouta celui d’un voyageur de commerce de Hicksville qui se présenta au centre régional de la police d’État. Il nous indiqua être venu à Orphea le lundi 26 juin pour voir des clients.
— J’ai quitté la ville vers 22 heures 30 environ, nous expliqua-t-il. J’ai pris la route 17 pour rejoindre l’autoroute. En arrivant au niveau du lac des Cerfs, j’ai vu une voiture arrêtée sur le bas-côté, moteur allumé, avec les deux portières avant ouvertes. Ça m’a intrigué évidemment, donc j’ai ralenti, j’ai pensé que quelqu’un avait peut-être eu un souci. Ça peut arriver.
— Quelle heure était-il ?
— Environ 22 heures 50. En tout cas, pas tout à fait 23 heures, ça c’est sûr.
— Donc vous ralentissez, et… ?
— Je ralentis, oui, car je trouve étrange cette voiture qui est arrêtée là. Je regarde autour, et là, je vois une silhouette qui remonte le talus. Je me suis dit que c’était sans doute une pause pipi pressante. Je ne me suis pas posé plus de questions. J’ai songé que si cette personne avait besoin d’aide, elle aurait fait un signe. J’ai repris ma route et je suis rentré chez moi sans que cela me préoccupe davantage. C’est seulement en entendant parler aux infos tout à l’heure d’un meurtre au bord du lac des Cerfs lundi soir que j’ai fait le lien avec ce que j’avais vu et que je me suis dit que c’était peut-être important.
— Est-ce que vous avez vu cette personne ? Était-ce un homme ? Une femme ?
— À en juger par la silhouette, j’aurais dit plutôt un homme. Mais il faisait très sombre.
— Et la voiture ?
Du peu qu’il avait vu, le témoin décrivit le même véhicule que l’adolescent avait vu sur la plage quinze minutes plus tôt. De retour dans le bureau d’Anna au commissariat d’Orphea, nous pûmes recouper ces différents éléments et refaire la chronologie de la dernière soirée de Stephanie.
— À 18 heures elle arrive au Kodiak Grill , dis-je. Elle attend quelqu’un — probablement son meurtrier — qui ne se montre pas, mais qui en fait l’observe en cachette dans le restaurant. À 22 heures, Stephanie repart du Kodiak Grill . Son possible meurtrier lui téléphone depuis la cabine du restaurant et lui donne rendez-vous à la plage. Stephanie est inquiète et elle appelle Sean, le policier, mais il ne répond pas. Elle va donc au lieu du rendez-vous. À 22 heures 30, le meurtrier vient la chercher à bord d’une voiture. Elle accepte de monter. Elle est donc suffisamment en confiance, ou peut-être le connaît-elle.
Anna, à l’aide d’une immense carte murale de la région, refit au marqueur rouge le tracé que la voiture avait dû emprunter : elle était partie de la plage, avait forcément pris Ocean Road, puis la route 17, en direction du nord-est, qui longeait le lac. De la plage au lac des Cerfs, il y avait cinq miles, soit un quart d’heure de voiture.
— Vers 22 heures 45, poursuivis-je, comprenant qu’elle est en danger, Stephanie s’éjecte de la voiture et s’enfuit à travers la forêt, avant d’être rattrapée et noyée. Son meurtrier s’est alors emparé de ses clés et s’est rendu chez elle sans doute dès le lundi soir. N’y trouvant rien, il cambriole la rédaction et repart avec l’ordinateur de Stephanie mais là encore il fait chou blanc. Stephanie était trop prudente. Pour gagner du temps, il envoie un SMS à minuit à Michael Bird, dont il sait qu’il est son rédacteur en chef, espérant encore pouvoir mettre la main sur le travail d’enquête de Stephanie. Mais quand il comprend que la police d’État soupçonne une disparition inquiétante, les choses se précipitent. L’homme retourne à l’appartement de Stephanie, mais je débarque. Il m’assomme et revient la nuit du lendemain pour y mettre le feu, espérant détruire l’enquête qu’il n’a jamais retrouvée.
Pour la première fois depuis le début de cette affaire, nous y voyions un peu plus clair. Mais si, de notre côté, l’étau commençait à se resserrer, en ville, la population était sur le point de céder à la psychose et la une du jour de l’ Orphea Chronicle n’arrangeait rien. J’en pris pleinement conscience lorsque Anna reçut un appel de Cody : « Tu as lu le journal ? Le meurtre de Stephanie est lié au festival. Je réunis les bénévoles aujourd’hui à 17 heures au Café Athéna pour voter une grève. Nous ne sommes plus en sécurité. Il n’y aura peut-être pas de festival cette année. »
* * *
Au même instant, à New York
Steven Bergdorf rentrait chez lui à pied avec sa femme.
— Je sais que la Revue a des soucis, lui dit sa femme d’une voix douce, mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de ne pas pouvoir prendre de vacances ? Tu sais que ça nous ferait du bien à tous.
— Financièrement, il ne me semble pas que ce soit le moment de faire des voyages extravagants, la rabroua Steven.
— Extravagants ? se défendit sa femme. Ma sœur nous prête son camping-car. Nous voyagerons à travers le pays. Ça ne coûtera pas grand-chose. Allons jusqu’au parc national de Yellowstone. Les enfants rêvent de visiter Yellowstone.
— Yellowstone ? Trop dangereux avec les ours et tous ces machins.
— Oh, Steven, pour l’amour du ciel, que t’arrive-t-il ? s’exaspéra sa femme. Tu es tellement ronchon ces derniers temps.
Ils arrivèrent devant leur immeuble. Steven tressaillit soudain : Alice était là.
— Bonjour, monsieur Bergdorf, lui dit Alice.
— Alice, quelle bonne surprise ! balbutia-t-il.
— Je vous ai apporté les documents dont vous avez besoin, il faut juste que vous les signiez.
— Mais certainement, lui répondit Bergdorf, qui jouait la comédie comme un pied.
— Ce sont des documents urgents. Comme vous n’étiez pas au bureau cet après-midi, je me suis dit que je passerais vous les faire signer chez vous.
— Comme c’est gentil d’être venue jusqu’ici, la remercia Steven en souriant bêtement à sa femme.
Alice lui tendit un cartable avec des courriers divers. Il le plaça de sorte que sa femme ne voie rien et consulta une première lettre qui était un envoi publicitaire. Il fit semblant de prendre un air intéressé avant de passer à la lettre suivante qui consistait en une page blanche sur laquelle Alice avait écrit :
Punition pour ne m’avoir donné aucune nouvelle de la journée : 1 000 dollars.
Et juste en dessous, accroché par un trombone, un chèque extrait du carnet qu’elle lui avait confisqué, déjà rempli à son nom à elle.
— Vous êtes sûre de ce montant ? demanda Bergdorf d’une voix tremblante. Ça me semble cher.
— C’est le juste prix, monsieur Bergdorf. La qualité a un prix.
— Alors je valide, s’étrangla-t-il.
Il signa le chèque de 1 000 dollars, referma le cartable et le tendit à Alice. Il la salua d’un sourire crispé et s’engouffra avec sa femme dans l’immeuble. Quelques minutes plus tard, enfermé dans les toilettes et faisant couler l’eau dans le lavabo, il lui téléphona.
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