— Quand pensez-vous ouvrir ? demanda Jesse.
— D’ici la fin de l’année, nous répondit Natasha. À l’intérieur tout est encore à faire.
Nous savions qu’elles auraient un succès fou. Les gens feraient la queue autour du pâté de maisons en attendant qu’une table se libère.
— Au fait, interrogea alors Jesse, comment s’appellera votre restaurant ?
— C’est pour ça qu’on vous a conviés ici, nous expliqua Darla. On a fait mettre l’enseigne. On était certaines du nom et on s’est dit que, comme ça, les gens dans le quartier en parleraient déjà.
— Est-ce que ça ne porte pas malheur de dévoiler l’enseigne du restaurant avant qu’il n’existe vraiment ? les taquinai-je.
— Ne dis pas de bêtises, Derek, me répondit Natasha en riant.
Elle sortit d’un fourré une bouteille de vodka et quatre petits verres qu’elle nous tendit avant de les remplir à ras bord. Darla saisit une cordelette reliée au drap qui couvrait l’enseigne et, après s’être accordées sur un signal, elles tirèrent dessus d’un coup sec. Le drap flotta dans les airs jusqu’au sol comme un parachute et nous vîmes s’illuminer dans la nuit le nom du restaurant :
LA PETITE RUSSIE
Nous levâmes nos verres à La Petite Russie et nous descendîmes encore quelques vodkas, puis nous visitâmes les lieux. Darla et Natasha nous montrèrent les plans pour que nous puissions imaginer les lieux tels qu’ils seraient. Il y avait, au-dessus, un petit étage étriqué, dans lequel elles prévoyaient d’installer un bureau. Une échelle permettait d’accéder au toit et c’est là que nous passâmes une bonne partie de cette nuit d’été brûlante, à boire de la vodka et à dîner d’un pique-nique que les filles avaient préparé, à la lueur de quelques bougies, contemplant la silhouette de Manhattan qui se dressait au loin.
Je regardai Jesse et Natasha enlacés. Ils étaient tellement beaux ensemble, ils avaient l’air tellement heureux. C’était un couple dont vous pouviez croire que rien ne les séparerait jamais. C’est en les voyant à ce moment-là que je ressentis l’envie de vivre quelque chose de similaire. Darla était à côté de moi. Je plongeai mes yeux dans les siens. Elle avança sa main pour effleurer la mienne. Et je l’embrassai.
Le lendemain, nous étions de retour aux affaires, en planque devant le Café Athéna . Nous avions une gueule de bois carabinée.
— Alors, me demanda Jesse, tu as dormi chez Darla ?
Je souris pour toute réponse. Il éclata de rire. Mais nous n’avions pas l’esprit à la rigolade : nous devions reprendre notre enquête depuis le début.
Nous restions convaincus que c’était la camionnette de Ted Tennenbaum que Lena Bellamy avait vue dans la rue juste avant les meurtres. Le logo du Café Athéna était une création unique : Tennenbaum l’avait fait apposer sur la vitre arrière de son véhicule pour faire connaître son établissement. Mais c’était la parole de Lena contre celle de Ted. Nous avions besoin de plus que ça.
Nous tournions en rond. À la mairie, on nous indiqua que le maire Gordon avait été furieux de l’incendie du bâtiment de Ted Tennenbaum. Gordon était persuadé que Tennenbaum avait mis le feu lui-même. La police d’Orphea également. Mais rien ne le prouvait. Tennenbaum avait visiblement le don de ne pas laisser de traces derrière lui. Nous avions un espoir : invalider son alibi en parvenant à prouver qu’il avait quitté le Grand Théâtre à un moment donné le soir des meurtres. Sa garde avait duré de 17 heures à 23 heures. Soit six heures. Vingt minutes lui auraient suffi pour faire un aller-retour chez le maire. Vingt petites minutes. Nous interrogeâmes tous les bénévoles présents en coulisses le soir de la première : tout le monde affirmait avoir vu et revu Tennenbaum ce soir-là. Mais la question était de savoir s’il avait été présent au Grand Théâtre pendant 5 heures 40 ou 6 heures ? Cela pouvait faire toute la différence. Et bien entendu personne n’en savait rien. On l’avait vu tantôt dans la partie des loges, tantôt dans la partie des décors, tantôt faisant un saut au bar pour acheter un sandwich. On l’avait vu partout et nulle part.
Notre enquête était complètement embourbée et nous étions sur le point de perdre espoir lorsqu’un matin, nous reçûmes un appel d’une employée d’une banque de Hicksville qui allait changer le cours de l’enquête.
JESSE ROSENBERG
Vendredi 4 et samedi 5 juillet 2014
22 jours avant le festival
Derek et Darla organisaient tous les ans un grand barbecue dans leur jardin pour fêter le 4 Juillet, auquel ils nous convièrent, Anna et moi. Pour ma part, je déclinai l’invitation, prétextant être déjà invité ailleurs. Je passai la fête nationale seul, enfermé dans ma cuisine, à tenter désespérément de reproduire une sauce à hamburger, dont Natasha avait le secret à l’époque. Mais mes nombreux essais furent tous infructueux. Il manquait des ingrédients, et je n’avais aucun moyen d’identifier lesquels. Natasha avait d’abord conçu cette sauce pour des sandwichs au rosbif. J’avais suggéré de l’utiliser aussi sur des hamburgers, ce qui avait été un immense succès. Mais aucun parmi les dizaines de hamburgers que je confectionnai ce jour-là ne ressemblait à ceux que Natasha faisait.
Anna, elle, se rendit chez ses parents à Worchester, banlieue huppée située à quelques encablures de la ville de New York, pour une célébration familiale traditionnelle. Alors qu’elle était presque arrivée, elle reçut un appel paniqué de sa sœur :
— Anna, où es-tu ?
— Quasiment là. Que se passe-t-il ?
— Le barbecue est organisé par le nouveau voisin de papa et maman.
— La maison d’à côté a finalement été vendue ?
— Oui, Anna, répondit la sœur. Et tu ne devineras jamais qui l’a achetée : Mark. Mark ton ex-mari.
Anna écrasa la pédale de frein. Effarée. Elle entendait sa sœur dans le téléphone : « Anna ? Anna, tu es là ? » Le hasard voulut qu’elle s’arrêtât exactement devant la maison en question : elle qui l’avait toujours trouvée jolie, elle lui semblait désormais affreuse et tape-à-l’œil. Elle détailla les décorations ridicules de la fête nationale accrochées aux fenêtres. On se serait cru à la Maison Blanche. Comme toujours avec ses parents, Mark voulait en faire trop. Ne sachant plus si elle devait rester ou s’enfuir, Anna décida de s’enfermer dans sa voiture. Sur une pelouse voisine, elle vit des enfants qui jouaient et des parents heureux. De toutes ses ambitions, la plus chère qu’elle ait jamais eue avait été de fonder une famille. Elle enviait ses amies heureuses en ménage. Elle enviait ses amies mères comblées.
Des coups contre la vitre de sa voiture la firent sursauter. C’était sa mère.
— Anna, lui dit-elle, je t’en supplie, ne me fais pas honte et viens, s’il te plaît. Tout le monde sait que tu es là.
— Pourquoi tu ne m’as pas prévenue ? demanda Anna d’un ton cinglant. J’aurais évité de faire tout ce trajet.
— Voilà exactement pourquoi je ne t’ai rien dit.
— Mais vous êtes devenus fous ? Vous célébrez le 4 Juillet chez mon ex-mari ?
— Nous célébrons le 4 Juillet avec notre voisin, objecta sa mère.
— Oh, je t’en prie, ne joue pas sur les mots !
Peu à peu, les invités s’agglutinèrent sur le gazon pour observer la scène, et parmi eux, Mark, arborant son plus bel air de chien triste.
— Tout est ma faute, dit-il. Je n’aurais pas dû vous inviter sans en parler à Anna avant. On devrait annuler.
— On ne va rien annuler, Mark ! s’agaça la mère d’Anna. Tu n’as pas de comptes à rendre à ma fille !
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