Tout en l’écoutant, Jesse et moi consultâmes les relevés de comptes que Macy Warwick avait apportés. Il s’agissait chaque fois d’un dépôt de 20 000 dollars en liquide à destination d’un compte enregistré à la Bank of Long Island.
— Plusieurs fois par semaine, Joseph Gordon venait dans cette succursale pour déposer 20 000 dollars ? s’étonna Jesse.
— Oui, acquiesça Macy. 20 000 dollars est le dépôt maximum pour lequel un client n’a pas besoin de fournir d’explications.
En étudiant les documents, nous découvrîmes que ce manège avait commencé au mois de mars dernier.
— Donc si je comprends bien, dis-je, vous n’avez jamais eu à demander de justification à monsieur Gordon pour cet argent ?
— Non. Et puis, mon patron n’aime pas qu’on pose trop des questions. Il dit que si les clients ne viennent pas ici, ils iront ailleurs. Il paraît que la direction de la banque songe à fermer des succursales.
— Et donc l’argent est encore sur ce compte, dans votre banque ?
— Dans notre banque si vous voulez, mais je me suis permis de regarder à quoi correspondait le compte sur lequel l’argent était versé : c’était un compte différent, appartenant toujours à monsieur Gordon, mais ouvert dans notre succursale de Bozeman dans le Montana.
Jesse et moi tombions des nues. Dans les documents bancaires trouvés chez Gordon, il n’y avait que ses comptes personnels, ouverts dans une banque des Hamptons. Qu’est-ce que c’était que ce compte secret ouvert à Bozeman, au fin fond du Montana ?
Nous contactâmes aussitôt la police d’État du Montana pour obtenir davantage d’informations. Et ce qu’ils découvrirent justifia que Jesse et moi prîmes un vol pour Yellowstone Bozeman Airport, via Chicago, munis de sandwichs à la sauce Natasha pour agrémenter le voyage.
Joseph Gordon louait une petite maison à Bozeman depuis avril, ce qui put être établi grâce à des débits automatiques émis depuis son mystérieux compte en banque ouvert dans le Montana. Nous retrouvâmes l’agent immobilier qui nous conduisit à une sinistre petite baraque en planches construite sur un seul niveau et qui faisait l’angle de deux rues.
— Oui, c’est bien lui, Joseph Gordon, nous assura l’agent immobilier lorsque nous lui montrâmes une photo du maire. Il est venu à Bozeman une fois. En avril. Il était seul. Il avait roulé depuis l’État de New York. Sa voiture était pleine de cartons. Il n’avait même pas encore vu la maison qu’il me confirmait déjà qu’il la prenait. « À un prix pareil, ça ne se refuse pas », m’a-t-il dit.
— Êtes-vous certain que c’est bien cet homme que vous avez vu ? demandai-je.
— Oui. Je n’avais pas confiance en lui, alors j’ai discrètement pris une photo pour avoir sa tête et sa plaque minéralogique, au cas où. Regardez !
L’agent immobilier sortit de son dossier un cliché sur lequel on voyait bel et bien le maire Gordon décharger des cartons d’une décapotable bleue.
— Vous a-t-il expliqué pourquoi il voulait venir vivre ici ?
— Pas vraiment, mais il a fini par dire à peu près ceci : « C’est pas très beau, par chez vous, mais au moins ici, personne ne viendra me chercher. »
— Et quand devait-il arriver ?
— Il louait la maison depuis avril mais il ne savait pas quand exactement il viendrait pour de bon. Moi, je m’en fichais pas mal, tant que le loyer est payé, le reste, ça ne me regarde pas.
— Puis-je prendre cette photo pour la verser au dossier ? demandai-je encore à l’agent immobilier.
— Je vous en prie, sergent.
Compte bancaire ouvert en mars, maison louée en avril : le maire Gordon avait planifié sa fuite. Le soir de sa mort, il était bien sur le point de quitter Orphea avec sa famille. Une question demeurait : comment le meurtrier pouvait-il le savoir ?
Il fallait également comprendre d’où sortait cet argent. Car il était à présent évident à nos yeux qu’il y avait un lien entre son meurtre et ces énormes sommes en liquide qu’il avait transférées vers le Montana : près de 500 000 dollars au total.
Notre premier réflexe fut de vérifier si cet argent pouvait constituer un lien entre Ted Tennenbaum et le maire Gordon. Nous dûmes déployer des trésors de persuasion pour que le major accepte de demander un mandat au substitut du procureur afin que nous puissions avoir accès aux informations bancaires de Tennenbaum.
— Vous savez, nous prévint le major, qu’avec un avocat comme Starr, si vous vous plantez encore une fois, vous êtes bons pour être traînés en commission disciplinaire, voire devant un juge pour acharnement. Et là, laissez-moi vous dire que c’est la fin de votre carrière.
Nous le savions parfaitement. Mais nous ne pouvions nous empêcher de constater que le maire avait commencé à percevoir ces mystérieuses sommes d’argent au moment où les travaux de réfection du Café Athéna avaient débuté. Et si le maire Gordon avait fait chanter Tennenbaum en échange de ne pas faire bloquer les travaux et de le laisser ouvrir à temps pour le festival ?
Le substitut du procureur, après avoir entendu nos arguments, jugea notre théorie suffisamment convaincante pour nous délivrer un mandat. Et c’est ainsi que nous découvrîmes qu’entre février et juillet 1994, Ted Tennenbaum avait retiré 500 000 dollars d’un compte hérité de son père dans une banque de Manhattan.
JESSE ROSENBERG
Mardi 8 juillet 2014
18 jours avant le festival
Ce matin-là, dans la voiture pour aller trouver Steven Bergdorf à New York, Anna nous raconta, à Derek et moi, l’appel qu’elle avait eu avec Kirk Harvey.
— Il refuse de me révéler quoi que ce soit par téléphone, expliqua-t-elle. Il m’a donné rendez-vous demain mercredi à 18 heures au Beluga Bar .
— À Los Angeles ? m’étranglai-je. Il n’est pas sérieux ?
— Il avait l’air tout ce qu’il y a de plus sérieux, m’assura Anna. J’ai déjà regardé les horaires : tu peux prendre le vol de 10 heures demain matin depuis JFK, Jesse.
— Comment ça, Jesse ? protestai-je.
— C’est à la police d’État d’y aller, argumenta Anna, et Derek a des enfants.
— Va pour Los Angeles, soupirai-je.
Nous n’avions pas prévenu Steven Bergdorf de notre venue afin de jouer un peu de l’effet surprise. Nous le trouvâmes à la rédaction de la Revue des lettres new-yorkaises où il nous reçut dans son bureau en désordre.
— Oh, j’ai appris pour Stephanie, quelle affreuse nouvelle ! nous dit-il d’emblée. Est-ce que vous avez une piste ?
— C’est possible et il se pourrait qu’elle vous concerne, lui asséna Derek dont je découvrais qu’il n’avait rien perdu de sa verve même après vingt ans à l’écart du terrain.
— Moi ? blêmit Bergdorf.
— Stephanie s’est fait engager à l’ Orphea Chronicle pour mener en toute discrétion une enquête sur le quadruple meurtre de 1994. Elle écrivait un livre à ce sujet.
— Les bras m’en tombent, nous assura Bergdorf. Je l’ignorais.
— Vraiment ? s’étonna Derek. Nous savons que l’idée du livre a été soufflée à Stephanie par quelqu’un qui était présent à Orphea le soir des meurtres. Et plus précisément, dans le Grand Théâtre. Où étiez-vous au moment des meurtres, monsieur Bergdorf ? Je suis certain que vous vous en souvenez.
— Au Grand Théâtre, c’est vrai. Comme tout le monde à Orphea ce soir-là ! Je n’ai même jamais abordé ce sujet avec Stephanie, c’est un fait divers sans la moindre importance à mes yeux.
— Vous étiez rédacteur en chef de l’ Orphea Chronicle et vous avez subitement démissionné dans les jours qui ont suivi le quadruple meurtre. Sans parler de ce livre que vous avez écrit sur le festival, festival auquel Stephanie s’intéressait de près justement. Ça fait beaucoup de points de convergence, vous ne trouvez pas ? Monsieur Bergdorf, avez-vous mandaté Stephanie Mailer pour écrire une enquête sur le quadruple meurtre d’Orphea ?
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