Quant à moi, Natasha m’initia à ce que je n’avais jamais connu : la littérature, l’art. Elle m’ouvrit les yeux sur le monde. Nos sorties, c’étaient les librairies, les musées, les galeries. Souvent, le dimanche, nous prenions le métro jusqu’à Manhattan : nous allions visiter un musée, le Met, le MoMA, le Muséum d’histoire naturelle, le Whitney. Ou alors nous allions dans des cinémas déserts et décrépis voir des films dans des langues que je ne comprenais pas. Mais je m’en fichais : je ne regardais pas l’écran, je la regardais, elle. Je la dévorais des yeux, infiniment troublé par ce bout de femme, totalement excentrique, totalement extraordinaire, totalement érotique. Elle vivait les films : elle s’emportait contre les acteurs, pleurait, s’agaçait, pleurait encore. Et la séance terminée, elle me disait : « C’était beau, hein ? » et moi je répondais que je n’avais rien compris. Elle riait, elle disait qu’elle allait tout m’expliquer. Et elle m’emmenait alors dans le café le plus proche, considérant que je ne pouvais rester sur une incompréhension, et me racontait le film depuis le début. En général, je ne l’écoutais pas. J’étais comme suspendu à ses lèvres. J’étais en adoration devant elle.
Puis nous allions dans les librairies — c’était une époque où les librairies fleurissaient encore à New York — et Natasha y achetait des piles de livres, puis nous retournions dans sa chambre, chez mes grands-parents. Elle me forçait à lire, elle s’allongeait contre moi, roulait un joint et fumait tranquillement.
Un soir de décembre, alors qu’elle avait la tête posée sur mon torse pendant que je devais lire un essai sur l’histoire de la Russie pour avoir osé lui poser une question sur le partage des anciennes Républiques soviétiques, elle tâta mes abdominaux.
— Comment ton corps peut-il être si dur ? me demanda-t-elle en se redressant.
— J’en sais rien, répondis-je. J’aime faire du sport.
Elle tira longuement sur son joint avant de le déposer dans un cendrier.
— Enlève ton t-shirt ! m’ordonna-t-elle soudain. J’ai envie de te voir pour de vrai.
Je lui obéis sans réfléchir. Je sentais mon cœur résonner dans tout mon corps. Je me tins torse nu devant elle, elle scruta dans la pénombre mon corps sculpté, posa une main sur mes pectoraux et la fit glisser le long de mon torse, m’effleurant du bout des doigts.
— Je crois que j’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau, me dit Natasha.
— Moi ? Je suis beau ?
Elle éclata de rire :
— Évidemment, idiot !
Je lui dis alors :
— Je ne me trouve pas très beau.
Elle eut ce sourire magnifique, et cette phrase, qui reste aujourd’hui encore gravée dans ma mémoire :
— Les gens beaux ne se trouvent jamais beaux, Jesse.
Elle me contempla en souriant. J’étais fasciné par elle et paralysé par l’indécision. Finalement, au comble de la nervosité et me sentant obligé de briser le silence, je bredouillai :
— Tu n’as pas un petit copain ?
Elle fronça les sourcils d’un air malicieux et me répondit :
— Je pensais que c’était toi mon petit copain…
Elle approcha son visage du mien et effleura brièvement mes lèvres avec les siennes, puis elle m’embrassa comme je n’avais jamais été embrassé. Sa langue se mêla à la mienne avec un tel érotisme que je me sentis traversé d’une sensation et d’une émotion que je n’avais pas vécues jusqu’alors.
Ce fut le début de notre histoire. À partir de ce soir-là, et pendant les années qui allaient suivre, je n’allais plus quitter Natasha.
Elle allait être le centre de ma vie, le centre de mes pensées, le centre de mes attentions, le centre de mes préoccupations, le centre de mon amour total. Et elle allait en faire autant vis-à-vis de moi. J’allais aimer et être aimé comme peu ont été aimés. Au cinéma, dans le métro, au théâtre, à la bibliothèque, à la table de mes grands-parents, ma place à ses côtés était le paradis. Et les nuits devinrent notre royaume.
À côté de ses études, pour gagner un peu d’argent, Natasha avait trouvé un emploi de serveuse chez Katz , le restaurant où mes grands-parents aimaient aller. C’est là-bas qu’elle fit la connaissance d’une fille de son âge qui y travaillait aussi, et qui se prénommait Darla.
De mon côté, mon lycée terminé, grâce à mes très bons résultats scolaires, je fus reçu à l’université de New York. J’aimais les études, je m’étais longtemps imaginé devenir professeur, ou avocat. Mais sur les bancs de l’université, je compris enfin le sens d’une phrase si souvent prononcée par mes grands-parents : « Deviens quelqu’un d’important. » Que signifiait être important ? Pour moi, la seule image qui me venait alors à l’esprit était celle du voisin Ephram Jenson, le fier capitaine de police. Le réparateur. Le protecteur. Personne n’avait été traité avec plus de respect et de déférence par mes grands-parents. Je voulais devenir flic. Comme lui.
Après quatre ans d’études et un diplôme en poche, je fus reçu à l’académie de la police d’État, terminai major de ma promotion, fis mes preuves sur le terrain, fus rapidement promu inspecteur et intégré au centre régional de la police d’État où j’allais faire toute ma carrière. Je me souviens de mon premier jour là-bas, lorsque je me retrouvai dans le bureau du major McKenna, assis à côté d’un jeune homme un peu plus âgé que moi.
— Inspecteur Jesse Rosenberg, major de ta promotion, tu crois que tu m’impressionnes avec tes recommandations ? gueula McKenna.
— Non, major, répondis-je.
Il se tourna vers l’autre jeune homme.
— Et toi, Derek Scott, le plus jeune sergent de l’histoire de la police d’État, tu crois que ça m’épate ?
— Non, major.
McKenna nous scruta tous les deux.
— Vous savez ce qu’ils disent au quartier général ? Ils disent que vous êtes deux as. Alors on va vous mettre ensemble et on va voir si vous faites des étincelles.
Nous acquiesçâmes d’un même mouvement de tête.
— Bien, dit McKenna. On va trouver deux bureaux face à face et vous confier les enquêtes sur les mamies qui ont perdu leur chat. On verra déjà comment vous vous débrouillez avec ça.
Natasha et Darla, restées toutes les deux très proches depuis leur rencontre chez Katz , n’avaient pas réussi à faire décoller leur carrière. Après quelques expériences peu concluantes, elles venaient d’être engagées au Blue Lagoon, soi-disant comme commis de cuisine, mais le patron les avait finalement mises au service au motif qu’il manquait de personnel.
— Vous devriez démissionner, dis-je à Natasha un soir. Il n’a pas le droit de vous faire ça.
— Bah, me répondit-elle, c’est bien payé. Ça paie les factures et je peux même mettre de l’argent de côté. D’ailleurs à ce propos, Darla et moi on a eu une idée : on va ouvrir notre restaurant.
— C’est génial ! m’écriai-je. Vous allez avoir un succès fou ! Quel genre de restaurant ? Vous avez déjà trouvé un local ?
Natasha éclata de rire :
— Ne t’emballe pas, Jesse. On n’y est pas encore. On doit commencer par mettre de l’argent de côté. Et réfléchir au concept. Mais c’est une bonne idée, non ?
— C’est une idée fantastique.
— Ce serait mon rêve, sourit-elle. Jesse, promets-moi que nous aurons un restaurant un jour.
— Je te le promets.
— Promets bien. Dis-moi qu’un jour nous aurons un restaurant dans un endroit tranquille. Plus de flic, plus de New York, plus rien que le calme et la vie.
— Je te le promets.
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