— Non, répondis-je en tournant le panneau dans le bon sens.
— Krassavtchik , me nargua la fille.
— T’es qui, toi ? finis-je par demander, énervé.
— Je suis Natasha, me sourit-elle. C’est mon nom sur ton panneau.
Natasha venait d’entrer dans ma vie.
*
À partir du jour où Natasha débarqua chez mes grands-parents, c’est notre existence à tous qui fut chamboulée. Celle que j’avais imaginée vieille et affreuse se révélait être une jeune femme fascinante et merveilleuse, venue suivre une école de cuisine à New York.
Elle bouscula nos habitudes. Elle annexa le salon où personne ne mettait les pieds et s’y installait après ses cours, pour lire ou réviser ses cours. Elle se lovait dans le canapé avec une tasse de thé, allumait des bougies parfumées qui donnaient à l’air une odeur délicieuse. Cette pièce jusqu’alors lugubre devint celle où tout le monde voulait être. Quand je rentrais du lycée, j’y trouvais Natasha, le nez dans ses classeurs, et, installés dans des fauteuils face à elle, Grand-mère et Grand-père qui buvaient du thé et la contemplaient en totale admiration.
Quand elle n’était pas dans le salon, elle cuisinait. À toute heure du jour ou de la nuit. La maison s’emplissait d’odeurs que je n’avais jamais connues. Il y avait sans cesse des plats en préparation, le frigo ne désemplissait plus. Et quand Natasha cuisinait, mes grands-parents, assis à leur petite table, l’observaient avec passion en se gavant des plats qu’elle déposait devant eux.
De la pièce du sous-sol qui devint sa chambre, elle fit un petit palais confortable, tapissé de couleurs chaudes et dans lequel brûlait en permanence de l’encens. Elle y passait ses week-ends à dévorer des montagnes de livres. Je descendais souvent jusqu’à sa porte, intrigué par ce qui se passait à l’intérieur de la pièce, mais sans jamais oser frapper. C’est finalement Grand-mère qui me rudoyait, me voyant traîner dans la maison : « Ne reste pas là à ne rien faire, me disait-elle en me mettant entre les mains un plateau chargé d’un samovar fumant et de biscuits à peine sortis du four. Sois accueillant avec notre invitée et porte-lui ça, veux-tu ? »
Je m’empressais de descendre avec mon précieux chargement et Grand-mère me regardait faire en souriant, attendrie, sans que j’aie remarqué qu’elle avait mis deux tasses sur le plateau.
Je frappais à la porte de sa chambre et, en entendant la voix de Natasha qui me disait d’entrer, mon cœur doublait sa cadence.
— Grand-mère t’a préparé du thé, disais-je timidement en entrouvrant sa porte.
— Merci, Krassavtchik , me souriait-elle.
Elle était le plus souvent sur son lit à avaler des piles de livres. Après avoir docilement déposé le plateau sur une table basse devant un petit canapé, je restais en général debout, un peu emprunté.
— Tu rentres ou tu sors ? me demandait-elle alors.
Dans ma poitrine, mon cœur battait la chamade.
— Je rentre.
Je m’installais à côté d’elle. Elle nous servait le thé, puis elle roulait un joint et je regardais avec fascination ses doigts aux ongles vernis faire rouler le papier à cigarette dont elle léchait ensuite le bord de la pointe de sa langue pour le coller.
Sa beauté m’aveuglait, sa douceur me faisait fondre, son intelligence me subjuguait. Il n’y avait pas un sujet dont elle ne pouvait parler, pas un livre qu’elle n’ait lu. Elle connaissait tout sur tout. Et surtout, pour mon plus grand bonheur et contrairement à ce qu’affirmaient mes grands-parents, elle n’était pas vraiment une cousine, ou alors fallait-il remonter un bon siècle en arrière pour nous trouver un ancêtre commun.
Au fil des semaines puis des mois, la présence de Natasha fit naître une animation totalement nouvelle dans la maison de mes grands-parents. Elle jouait aux échecs avec Grand-père, avait avec lui d’interminables conversations sur la politique et devint la mascotte de la bande des vieillards de la boucherie, désormais exilée dans un café de Queens Boulevard, avec qui elle s’exprimait directement en russe. Elle accompagnait Grand-mère faire des courses, l’aidait à la maison. Elles cuisinaient ensemble, et Natasha s’avéra une cuisinière hors pair.
La maison s’animait souvent des conversations téléphoniques que Natasha avait avec ses cousines — des vraies — disséminées à travers le globe. Elle me disait parfois : « Nous sommes comme les pétales d’un pissenlit, rond et magnifique, et le vent a soufflé chacun de nous sur des coins différents de la terre. » Elle était pendue au téléphone, que ce soit celui de sa chambre, celui du hall ou celui de la cuisine avec son cordon extensible, et elle babillait dans le combiné pendant des heures, dans toutes sortes de langues et à toute heure du jour et de la nuit, décalage horaire oblige. Il y avait la cousine de Paris, celle de Zürich, celle de Tel-Aviv, celle de Buenos Aires. Elle parlait tantôt anglais, tantôt français, tantôt hébreu, tantôt allemand, mais la plupart du temps c’était le russe qui prenait le dessus.
Les appels devaient coûter des sommes astronomiques mais Grand-père ne disait rien. Au contraire. Souvent, sans qu’elle le sache, il décrochait le combiné dans une autre pièce et écoutait, passionné, la conversation. Je m’installais à côté de lui et il me traduisait à voix basse. C’est ainsi que je compris qu’elle parlait souvent de moi à ses cousines, elle disait que j’étais beau et merveilleux et que mes yeux brillaient. « Krassavtchik , m’expliqua un jour Grand-père après l’avoir entendue m’interpeller ainsi, ça veut dire beau garçon . »
Puis ce fut Halloween.
Ce soir-là, lorsque le premier groupe d’enfants sonna à la porte pour réclamer des bonbons et que Grand-mère se précipita pour ouvrir avec un seau d’eau glacée, Natasha tonna :
— Que fais-tu, Grand-mère ?
— Rien, répondit piteusement Grand-mère, stoppée dans son élan, avant de ramener son seau à la cuisine.
Natasha, qui avait préparé des saladiers remplis de bonbons multicolores, en donna un à chacun de mes grands-parents et les envoya ouvrir la porte. Les enfants, heureux, poussant des cris excités, se servirent à pleines mains avant de disparaître dans la nuit. Et mes grands-parents, les regardant détaler, s’écrièrent gentiment : « Joyeux Halloween, les enfants ! »
À Rego Park, Natasha était comme une tornade d’ondes positives et de créativité. Quand elle n’était pas en cours ni en train de cuisiner, elle faisait des photos dans le quartier, ou allait à la bibliothèque municipale. Elle laissait sans cesse des mots derrière elle pour avertir mes grands-parents de ce qu’elle faisait. Elle laissait parfois un mot sans raison, juste pour dire bonjour.
Un jour que je rentrais du lycée, ma grand-mère, me voyant franchir la porte de la maison, s’écria en me pointant d’un doigt menaçant :
— Où étais-tu, Jessica ?
Grand-mère, quand elle était très fâchée contre moi, m’appelait parfois Jessica.
— Au lycée, Grand-mère, répondis-je. Comme tous les jours.
— Tu n’as pas laissé de mot !
— Pourquoi j’aurais laissé un mot ?
— Natasha laisse toujours un mot.
— Mais vous savez que les jours de semaine je suis au lycée ! Où voulez-vous que je sois ?
— Bande de petits cons ! déclara Grand-père qui passait la porte de la cuisine en tenant un pot de concombres en saumure.
— C’est de la merde ! lui répondit Grand-mère.
L’un des grands bouleversements provoqués par la présence de Natasha était que Grand-père et Grand-mère avaient cessé de jurer, du moins en sa présence. Grand-père avait également arrêté de fumer ses ignobles cigarettes roulées pendant les repas et je découvris même que mes grands-parents pouvaient se tenir convenablement à table et y avoir des conversations intéressantes. Pour la première fois, je vis Grand-père avec des chemises neuves. (« C’est Natasha qui les a achetées, elle dit que les miennes étaient trouées »). Et je vis même Grand-mère avec des barrettes dans les cheveux (« C’est Natasha qui m’a coiffée. Elle m’a dit que j’étais jolie »).
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