Désolation.
Dimanche 27 juillet — Mercredi 30 juillet 2014
JESSE ROSENBERG
Dimanche 27 juillet 2014
Le lendemain de la première
7 heures du matin. Le jour se levait sur Orphea. Personne n’avait dormi de la nuit.
Le centre-ville n’était plus que désolation. La rue principale restait totalement bouclée, encore encombrée de véhicules d’urgence, parcourue de policiers et jonchée de monceaux d’objets en tous genres qu’avait abandonnés le public dans le gigantesque mouvement de panique qui avait suivi les coups de feu tirés dans le Grand Théâtre.
Il y avait d’abord eu le temps de l’action. Jusqu’au cœur de la nuit, les équipes d’intervention de la police avaient longuement bouclé la zone à la recherche du tireur. En vain. Il avait également fallu sécuriser la ville afin d’éviter que des magasins soient pillés dans la cohue. Des tentes de premiers secours avaient été déployées en dehors du périmètre de sécurité pour traiter les blessés légers, pour la plupart victimes de bousculades, et les gens en état de choc. Quant à Dakota Eden, elle avait été héliportée dans un état désespéré vers un hôpital de Manhattan.
Le jour nouveau qui pointait annonçait le retour au calme. Il fallait comprendre ce qui s’était passé au Grand Théâtre. Qui était le tireur ? Et comment avait-il pu y introduire une arme malgré toutes les mesures de sécurité qui avaient été prises ?
Au commissariat d’Orphea, où l’agitation et l’effervescence n’étaient pas retombées, Anna, Derek et moi nous apprêtions à interroger toute la troupe des acteurs, qui avaient été les témoins les plus directs des évènements. Pris dans le mouvement de panique, ils s’étaient tous dispersés à travers la ville : les retrouver et les récupérer n’avait pas été une mince affaire. Ils étaient à présent installés dans une salle de réunion, en train de dormir sur le sol, ou vautrés sur la table centrale, en attendant d’être entendus tour à tour. Il ne manquait que Jerry Eden, parti avec Dakota dans l’hélicoptère, et Alice Filmore, qui était introuvable pour le moment.
Le premier à être interrogé fut Kirk Harvey, et notre discussion allait prendre une tournure que nous étions loin d’envisager. Kirk n’avait plus personne pour le protéger et nous commençâmes par le traiter sans ménagement.
— Que savez-vous, nom d’un chien ! hurlait Derek en secouant Harvey comme un prunier. Je veux un nom immédiatement, sinon je vous casse les dents. Je veux un nom ! Et tout de suite !
— Mais je n’en ai aucune idée, gémissait Kirk, je le jure.
Derek, d’un geste rageur, finit par l’envoyer valser contre le mur de la salle. Harvey s’effondra par terre. Je le relevai et l’assis sur une chaise.
— Il faut parler, maintenant, Kirk, lui intimai-je, il faut tout nous dire. Cette histoire est allée beaucoup trop loin.
Kirk se décomposa, il était au bord des larmes.
— Comment va Dakota ? demanda-t-il d’une voix étranglée.
— Mal ! cria Derek. À cause de vous !
Harvey se prit la tête à deux mains et je lui dis, d’une voix ferme mais sans agressivité :
— Il faut tout nous raconter, Kirk. Pourquoi cette pièce ? Que savez-vous ?
— Ma pièce est une arnaque, murmura-t-il. Je n’ai jamais eu la moindre idée sur l’identité de l’auteur du quadruple meurtre.
— Mais vous saviez que c’était Meghan Padalin qui était visée le soir du 30 juillet 1994, et non le maire Gordon ?
Il acquiesça.
— En octobre 1994, dit-il, quand la police d’État a annoncé que Ted Tennenbaum était bien l’auteur du quadruple meurtre, j’avais eu un doute malgré tout. Parce que Ostrovski m’avait dit avoir vu Charlotte au volant de la camionnette de Tennenbaum, ce que je ne m’expliquais pas. Mais je n’aurais pas creusé plus loin si quelques jours plus tard, les voisins directs des Gordon ne m’avaient appelé : ils venaient de découvrir deux impacts de balles logés dans un montant de la porte de leur garage. Les traces n’étaient pas évidentes : ils ne les avaient remarquées que parce qu’ils avaient voulu refaire la peinture. Je me suis rendu sur place, j’ai extrait les deux balles du mur, puis j’ai directement demandé à la brigade scientifique de la police d’État de faire une comparaison avec les balles relevées sur les victimes du quadruple meurtre : elles provenaient de la même arme. À en juger par la trajectoire des balles, elles avaient été tirées depuis le parc : c’est à ce moment-là que j’ai tout compris : c’était Meghan qui avait été visée. Son meurtrier l’avait ratée dans le parc, elle s’était enfuie dans la direction de la maison du maire, sans doute pour chercher de l’aide, mais elle avait été rattrapée et abattue. Puis les Gordon avaient été tués à leur tour parce qu’ils avaient été témoins du meurtre.
Je me rendis compte que Harvey était un policier diablement perspicace.
— Pourquoi ne l’avons-nous pas su ? demanda Derek.
— J’ai désespérément essayé de vous contacter à l’époque, se défendit Harvey. Je vous ai appelés en vain, toi et Rosenberg, au centre de la police d’État. On m’a dit que vous aviez eu un accident et que vous étiez en arrêt pour quelque temps. Quand j’ai dit que ça concernait le quadruple meurtre, on m’a alors expliqué que l’enquête était bouclée. Alors je suis allé chez chacun de vous. Chez toi, Derek, je me suis fait éconduire par une jeune femme qui m’a prié de ne pas revenir et de te laisser tranquille, surtout si c’était pour parler de cette affaire. Puis je suis allé sonner chez Jesse, plusieurs fois, mais personne n’a jamais répondu !
Derek et moi nous dévisageâmes, comprenant combien nous étions passés à côté de l’affaire à l’époque.
— Qu’avez-vous fait ensuite ? interrogea Derek.
— Pfft ! c’était un sacré bordel ! expliqua Kirk Harvey. Si je résume : Charlotte Brown avait été vue au volant de la camionnette de Ted Tennenbaum au moment des meurtres, mais Tennenbaum était le coupable officiel selon la police d’État, alors que j’étais convaincu qu’il y avait eu erreur sur les victimes principales. Pour ne rien arranger, je ne pouvais en parler à personne : mes collègues à la police d’Orphea ne m’adressaient plus la parole depuis que j’avais inventé un cancer à mon père pour prendre des jours de congé, et les deux policiers d’État en charge de l’enquête — c’est-à-dire vous — étaient introuvables. Pour un bordel, c’était un bordel. J’ai alors essayé de démêler cette affaire seul : je me suis penché sur les autres meurtres survenus récemment dans la région. Il n’y en avait aucun. La seule mort suspecte était un type qui s’était tué tout seul à moto sur une ligne droite à Ridgesport. Ça valait le coup de se renseigner. J’ai contacté la police de l’autoroute, et en interrogeant le policier en charge de l’accident, j’apprends qu’un agent de l’ATF était venu lui poser des questions. J’ai donc contacté l’agent de l’ATF qui m’a dit que le motard mort était un caïd insaisissable et qu’il pensait qu’il ne s’était pas tué tout seul. À ce moment-là, j’ai eu peur de mettre le nez dans une sale histoire avec des connexions mafieuses, et j’ai voulu en parler à Lewis Erban, un de mes collègues. Mais Lewis n’est jamais venu au rendez-vous que je lui ai fixé. J’étais plus seul que jamais face à une affaire qui me dépassait. Alors j’ai décidé de disparaître.
— Parce que vous aviez peur de ce que vous étiez en train de découvrir ?
— Non, parce que j’étais tout seul ! Tout seul, vous comprenez ? Et que je n’en pouvais plus de cette solitude. Je me suis dit que les gens s’inquiéteraient de ne plus me voir. Ou voudraient savoir pourquoi j’avais soudain démissionné de la police. Vous savez où j’étais pendant les deux premières semaines de ma « disparition » ? J’étais chez moi ! Dans ma maison. À attendre que quelqu’un vienne sonner et prendre de mes nouvelles. Mais personne n’est venu. Même pas les voisins. Per-son-ne. Je n’ai pas bougé de chez moi, je n’ai pas fait de courses, je n’ai pas quitté ma maison. Pas un coup de fil. La seule visite fut celle de mon père, venu m’apporter quelques commissions. Il est resté assis avec moi dans le canapé du salon pendant plusieurs heures. En silence. Puis il m’a demandé : « Qu’est-ce qu’on attend ? » J’ai répondu : « Quelqu’un mais je ne sais pas qui. » Finalement, j’ai décidé de partir m’installer à l’autre bout du pays et recommencer ma vie. Je me suis dit que c’était l’occasion de me consacrer pleinement à l’écriture d’une pièce. Et quel meilleur sujet que cette affaire criminelle qui restait non résolue à mes yeux ? Une nuit, avant de m’en aller définitivement, je me suis introduit en secret dans le commissariat, dont j’avais gardé les clés, et j’ai récupéré le dossier d’enquête sur le quadruple meurtre.
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