— Mais pourquoi avoir laissé ce mot à la place : « Ici commence LA NUIT NOIRE » ? demanda Anna.
— Parce que je partais dans l’idée de revenir un jour à Orphea, une fois l’enquête résolue, et de faire éclater la vérité. Tout raconter sous la forme d’une pièce de théâtre au succès spectaculaire. J’avais quitté Orphea comme un misérable, j’étais bien décidé à y revenir en héros, et pouvoir jouer La Nuit noire .
— Pourquoi avoir repris le titre ? demanda Anna.
— Parce que ça devait être l’ultime pied de nez à tous ceux qui m’avaient humilié. La Nuit noire , sous sa forme originale, n’existait plus : mes collègues avaient détruit tous mes brouillons et mes manuscrits que je gardais précieusement au commissariat en représailles du faux cancer de mon père, et le seul exemplaire rescapé, que j’avais laissé en dépôt à la librairie, était entre les mains du maire Gordon.
— Comment le saviez-vous ? demandai-je.
— Meghan Padalin, justement, qui travaillait à la libraire, me l’avait dit. C’était elle qui m’avait suggéré de laisser un exemplaire de la pièce dans la section des auteurs locaux. Il y avait parfois des célébrités d’Hollywood qui venaient, et qui sait, elle aurait pu être lue et appréciée par quelqu’un d’important. Mais voilà qu’à la mi-juillet 1994, après la crasse de mes collègues, en voulant récupérer mon texte à la librairie, Meghan me dit que le maire Gordon venait de l’acheter. Je suis donc allé lui demander de me la rendre mais il prétendait ne plus l’avoir. J’ai pensé qu’il voulait me nuire : il avait déjà lu la pièce, il l’avait détestée ! Il l’avait même déchirée devant moi ! Pourquoi la racheter à la librairie sinon pour vouloir me causer du tort ? Alors, en partant d’Orphea, je voulais prouver que rien ne peut empêcher l’accomplissement de l’art. Vous pouvez brûler, huer, interdire, censurer : tout renaît. Vous pensiez me détruire ? Eh bien, me revoilà plus fort que jamais. Voilà ce que j’avais imaginé. Alors j’ai confié à mon père la tâche de vendre ma maison, et moi je me suis installé en Californie. Avec l’argent de la vente, j’avais de quoi voir venir pendant quelque temps. Je me suis replongé dans le dossier de l’enquête. Mais je me suis retrouvé complètement coincé : je tournais en rond. Et moins j’avançais, plus cette affaire m’obsédait.
— Et donc vous ressassez ça depuis vingt ans ? demanda Derek.
— Oui.
— Et quelles ont été vos conclusions ?
— Aucune. D’un côté, l’accident de moto et, de l’autre, Meghan. C’est tout ce que j’avais.
— Vous pensez que Meghan enquêtait sur l’accident de moto de Jeremiah Fold et aurait été tuée pour cela ?
— Je n’en sais rien. J’ai inventé ça pour la pièce. Je me disais que ça faisait une bonne première scène. Est-ce qu’il y a vraiment un lien entre Meghan et l’accident ?
— C’est bien le problème, répondis-je. Nous sommes persuadés comme vous qu’il y a un lien entre la mort de Meghan et la mort de Jeremiah Fold, mais il semble qu'il n'y ait aucun lien entre Meghan et Jeremiah.
— Vous voyez, soupira Kirk, il y a vraiment quelque chose de bizarre.
Kirk Harvey était loin d’être le metteur en scène déjanté et insupportable de ces deux dernières semaines. Pourquoi alors avoir endossé ce rôle ? Pourquoi cette pièce sans queue ni tête ? Pourquoi ces extravagances ? Comme je lui posais la question, il me répondit, comme si c’était une évidence :
— Mais pour exister, Rosenberg ! Pour exister ! Pour attirer l’attention ! Pour qu’on me regarde enfin ! Je me suis dit que je ne trouverais jamais la solution à cette enquête. J’étais au fond du trou. Vivant dans une caravane, sans famille, sans amis. N’impressionnant que des acteurs désespérés en leur faisant miroiter une gloire qui ne viendrait jamais. Qu’allais-je devenir ? Quand Stephanie Mailer est venue me voir à Los Angeles en juin, j’ai eu l’espoir de terminer ma pièce. Je lui ai raconté tout ce que je savais, pensant qu’elle ferait de même.
— Stephanie savait donc que c’était Meghan Padalin qui était visée ?
— Oui. Ça, c’est moi qui le lui ai révélé.
— Alors, que savait-elle ?
— Je l’ignore. Quand elle a compris que je ne connaissais pas le coupable, elle a voulu repartir aussitôt. Elle m’a dit : « Je n’ai pas de temps à perdre. » J’ai exigé d’elle qu’elle partage au moins les informations en sa possession, mais elle a refusé. Nous avons eu une petite dispute au Beluga Bar . En voulant la retenir j’ai attrapé son sac qui s’est vidé par terre. Ses documents d’enquête, son briquet, son porte-clés avec cette grosse boule jaune ridicule. Je l’ai aidée à ramasser ses affaires, essayant d’en profiter pour lire ses notes. Mais sans succès. Et puis, tu es venu à ton tour, gentil Rosenberg. J’avais d’abord l’intention de ne rien te révéler : je n’allais pas me faire avoir deux fois. Et puis je me suis dit que c’était peut-être ma dernière chance de retourner à Orphea et jouer en ouverture du festival.
— Sans véritable pièce de théâtre ?
— Je voulais juste mon quart d’heure de gloire. C’était tout ce qui comptait. Et je l’ai eu. Pendant deux semaines on a parlé de moi. J’étais le centre de l’attention, j’étais dans les journaux, j’ai dirigé des acteurs dont j’ai fait ce que j’ai voulu. J’ai mis le grand critique Ostrovski en slip et je l’ai fait hurler en latin, lui qui avait dit tant de mal de ma prestation en 1994. Puis j’ai fait pareil avec cette ordure de Gulliver, qui m’avait tant humilié en 1994. Il fallait le voir lui aussi, à moitié nu avec un carcajou empaillé entre les mains. Je me suis vengé, j’ai été respecté. J’ai vécu.
— Mais expliquez-moi, Kirk : la fin du spectacle, ce n’était que des pages blanches. Pourquoi ?
— Je n’étais pas inquiet. Je pensais que vous alliez trouver le coupable avant la première. Je comptais sur vous. Je me serais contenté d’annoncer son identité déjà connue et je me serais plaint de ce que vous ayez tout gâché.
— Mais nous ne l’avons pas retrouvé.
— J’avais donc prévu que Dakota reste en suspens, et j’aurais fait la Danse des morts encore. J’aurais humilié Ostrovski et Gulliver pendant des heures. Ça aurait même pu être une pièce sans fin, qui aurait duré jusqu’au milieu de la nuit. J’étais prêt à tout.
— Mais vous seriez passé pour un idiot, fit remarquer Anna.
— Pas autant que le maire Brown. Son festival serait tombé à l’eau, les gens auraient exigé le remboursement de leurs billets. Il aurait perdu la face, et sa réélection aurait été compromise.
— Donc tout ça c’était pour lui faire du tort ?
— Tout ça, c’était pour ne plus être seul. Parce qu’au fond, La Nuit noire , c’est ma solitude abyssale. Mais tout ce que j’ai réussi à faire, c’est nuire à des gens. Et maintenant, à cause de moi, cette merveilleuse jeune Dakota est entre la vie et la mort.
Il y eut un instant de silence. Je finis par dire à Kirk :
— Vous aviez raison sur toute la ligne. Nous avons retrouvé votre pièce de théâtre. Le maire Gordon la gardait dans un coffre à la banque. À l’intérieur, sous forme de code, est écrit le nom de Jeremiah Fold, l’homme mort à moto. Il y a donc bien un lien entre Jeremiah, le maire Gordon et Meghan Padalin. Vous aviez tout compris, Kirk. Vous aviez toutes les pièces du puzzle en main. À présent, il faut simplement les emboîter ensemble.
— Laissez-moi vous aider, supplia Kirk. Ce sera ma réparation.
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