— Parler, c’est de la merde ! trancha Grand-mère.
— Bande de petits cons ! ajouta Grand-père qui avait déniché de la viande fumée dans le frigo.
— Frappe ton grand-père dans le bide, m’ordonna alors Grand-mère.
— Ouais, viens me frapper dans le bide ! s’enthousiasma Grand-père, postillonnant des morceaux de la viande froide qu’il mâchait goulûment.
Je refusai catégoriquement.
— Si tu ne le fais pas, c’est que t’es une fillette ! me prévint Grand-père.
— Tu préfères frapper Grand-père ou être une fillette ? me demanda Grand-mère.
Face à un tel choix, j’avais dit préférer être une fillette plutôt que faire du mal à Grand-père, et mes grands-parents se mirent à m’appeler « Fillette » pour le reste de l’après-midi.
Le lendemain, de retour chez eux, un cadeau m’attendait sur la table de la cuisine. Pour Jessica , était-il écrit sur un autocollant rose. Je défis l’emballage et trouvai une perruque blonde de petite fille.
— Désormais, tu porteras cette perruque et nous t’appellerons Jessica, m’expliqua Grand-mère, hilare.
— Je ne veux pas être une fillette, protestai-je tandis que Grand-père me la mettait sur la tête.
— Alors prouve-le, me défia Grand-mère. Si tu n’es pas une fillette, tu seras capable de sortir les commissions du coffre de la voiture et de les ranger dans le frigo.
Je m’empressai de m’exécuter. Mais une fois que ce fut fait, réclamant de pouvoir enlever ma perruque et retrouver ma dignité de garçon, Grand-mère considéra que ce n’était pas assez. Il lui fallait une autre preuve. Je demandai aussitôt un autre défi, que je relevai brillamment encore, mais à nouveau, Grand-mère ne fut pas convaincue. Ce n’est qu’après deux jours passés à ranger le garage, préparer le semainier de Grand-père, ramener les vêtements du pressing — que je dus payer avec mon argent de poche —, faire la vaisselle qui traînait et cirer toutes les chaussures de la maison que je compris que Jessica n’était qu’une petite fille prisonnière, esclave de ma grand-mère.
La délivrance vint d’un épisode qui se déroula au supermarché où nous nous rendîmes dans la voiture de mes grands-parents. En arrivant sur le parking, Grand-père, qui conduisait comme un pied, emboutit sans gravité le pare-chocs d’une voiture qui reculait. Lui et Grand-mère sortirent constater les dégâts, pendant que je restais sur la banquette arrière.
— Bande de petits cons ! hurla Grand-père à la conductrice du véhicule qu’il venait d’emboutir et à son mari qui en inspectait sa carrosserie.
— Surveillez votre langage, s’agaça la conductrice, sinon j’appelle les flics.
— C’est de la merde ! intervint Grand-mère qui avait le sens de l’à-propos.
La femme au volant redoubla d’excitation, et s’en prit à son mari qui ne disait rien et se contentait de passer un doigt mollasson sur la griffure zébrant le pare-chocs pour voir s’il était abîmé ou s’il s’agissait d’une salissure.
— Alors, Robert, l’apostropha-t-elle, dis quelque chose, bon sang !
Des curieux s’arrêtèrent avec leurs caddies pour observer la scène tandis que le Robert en question regardait sa femme sans prononcer le moindre mot.
— Madame, suggéra Grand-père à la conductrice, regardez donc dans la boîte à gants si vous n’y trouvez pas les couilles de votre mari.
Le Robert se redressa et, levant un poing menaçant :
— Pas de couilles ? Moi, pas de couilles ? gueula-t-il.
Le voyant prêt à frapper mon grand-père, je descendis illico de la voiture, toujours avec ma perruque sur la tête. « Touchez pas à mon grand-père ! » ordonnai-je à Robert, qui, dans l’agitation, se laissa abuser par ma tignasse blonde et me répondit :
— Elle veut quoi, la petite fille ?
C’en était trop. Allaient-ils comprendre enfin que je n’étais pas une petite fille ?
— Tiens, voilà tes couilles ! lui criai-je de ma voix d’enfant en lui envoyant un sublime coup de poing bien placé qui le fit s’effondrer par terre.
Grand-mère m’attrapa, me jeta sur la banquette arrière de notre voiture et s’y engouffra avec moi, tandis que Grand-père, déjà installé sur le siège conducteur, démarrait en trombe. « Bande de petits cons ! », « C’est de la merde ! » entendirent encore les témoins qui relevèrent l’immatriculation de la voiture de Grand-père avant d’appeler la police.
Cet incident eut plusieurs mérites. L’un d’entre eux fut l’arrivée d’Ephram et Becky Jenson dans ma vie. Ils étaient les voisins de mes grands-parents et je les avais aperçus occasionnellement. Je savais que Becky faisait parfois des courses pour Grand-mère et qu’Ephram rendait de menus services à Grand-père quand, par exemple, le changement d’une ampoule impliquait des exercices d’équilibriste. Je savais aussi qu’ils n’avaient pas d’enfants parce qu’un jour Grand-mère leur avait demandé :
— Vous n’avez pas d’enfants ?
— Non, avait répondu Becky.
— C’est de la merde ! lui avait dit Grand-mère, compatissante.
— Je suis bien d’accord avec vous.
Mais c’est peu après l’incident des couilles de Robert et notre retour précipité du supermarché, que ma relation avec eux débuta pour de bon, lorsque la police frappa à la porte de mes grands-parents.
— Quelqu’un est mort ? demanda Grand-père aux deux policiers sur le palier de la porte.
— Non, monsieur. Par contre, il semblerait que vous et une petite fille ayez été impliqués dans un incident sur le parking du centre commercial de Rego.
— Sur le parking du centre commercial ? répéta Grand-père d’un ton outré. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas de toute ma vie !
— Monsieur, une voiture immatriculée à votre nom et correspondant à celle garée devant votre maison a été formellement identifiée par plusieurs témoins après qu’un homme a été agressé par une petite fille blonde.
— Il n’y a pas de petite fille blonde ici, assura Grand-père.
N’étant pas au courant de ce qui se passait, je vins à la porte pour voir à qui parlait Grand-père, avec ma perruque sur la tête.
— Voilà la petite fille ! s’écria le collègue du policier qui parlait.
— Je ne suis pas une petite fille ! m’écriai-je en prenant une grosse voix.
— Touchez pas à ma Jessica ! hurla Grand-père en faisant bloc de son corps dans l’encadrement de la porte.
C’est à ce moment-là que le voisin de mes grands-parents, Ephram Jenson, entra en scène. Alerté par les cris, il rappliqua aussitôt et brandit une plaque de policier. Je ne saisis pas ce qu’il raconta aux deux autres agents, mais je compris qu’Ephram était un policier important. Il lui suffit d’une phrase pour que ses confrères présentent leurs excuses à Grand-père et s’en aillent.
À partir de ce jour-là, Grand-mère, qui avait une certaine peur de l’autorité et des uniformes depuis Odessa, éleva Ephram au rang de Juste. Et, pour le remercier, elle confectionna chaque vendredi après-midi un délicieux gâteau au fromage dont elle avait le secret, qui parfumait la cuisine à mon retour de l’école mais dont je savais que je n’aurais pas droit à la moindre part. Le gâteau prêt et emballé, Grand-mère me disait : « Va vite le leur porter, Jesse. Cet homme, c’est notre Raoul Wallenberg ! » Je me présentais chez les Jenson et, en leur tendant le gâteau, je devais impérativement leur dire : « Mes grands-parents vous remercient de nous avoir sauvé la vie. »
À force d’aller chez les Jenson chaque semaine, ils se mirent à m’inviter à entrer et à rester un peu. Becky me disait que le gâteau était énorme et qu’ils n’étaient que deux, et malgré mes protestations, elle en découpait une part que je mangeais dans leur cuisine avec un verre de lait. Je les aimais beaucoup : Ephram me fascinait et je trouvais en Becky l’amour d’une mère qui me manquait, ne voyant pas assez la mienne. Puis Becky et Ephram me proposèrent bientôt de les accompagner les week-ends à Manhattan, pour nous promener, ou visiter des expositions. Ils me sortaient de chez mes grands-parents. Quand ils sonnaient à la porte et qu’ils demandaient à ma grand-mère si je pouvais les accompagner, j’étais traversé par un immense sentiment de joie.
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